«Alors je me répète lentement,
pour bien m'en pénétrer,
cette phrase mélancolique d'un vieux prince Bibesco :
"La chute de Constantinople est un malheur personnel
qui nous est arrivé la semaine dernière"»

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Robert Laffont, 1973

 

QUATRIÈME DE COUVERTURE

Table

COMMENTAIRES EXTRAITS

 

QUATRIEME DE COUVERTURE (1973)

  Le sujet du Camp des saints est grave. Il s'agit de rien moins que de la fin du monde blanc, sous l'invasion des millions et des millions d'hommes affamés, «sous-développé», qui constituent les trois quart de l'humanité.

Sujet grave et grand sujet, s'il en est. Sujet périlleux pour son auteur, car il faut bien prendre parti. Jean Raspail n'est pas homme à se dérober. Il prend parti, non point contre ces foules de la misère qui, un beau jour, ne peuvent résister à la tentation du «paradis», mais contre ceux qui, dans nos sociétés, publiquement ou en secret, consciemment ou inconsciemment, travaillent à la décomposition, au désarmement moral et spirituel de la civilisation.

On épousera ou on n'épousera pas le point de vue de Jean Raspail. Au moins, le discutera-t-on, et passionnément. Ce qu'il dit est trop important pour n'être pas entendu, pour ne pas bouleverser : c'est peut-être la grande question de demain. Et puis - le Camp des Saints est un roman, ne l'oublions pas - comment, avant de le discuter, n'en être pas touché : touché par l'aventure de cette flotte partie du golfe du Bengale chargée d'«un million de christs» qui fait route vers nos côtes, et touché par les réactions de ceux qui l'attendent, c'est-à-dire, nous tous ?

Le Camp des Saints est de ces fictions fulgurantes qui surgissent à l'heure pour éclairer le possible avenir. L'histoire que raconte Jean Raspail, ce qu'il dit, ne cesseront plus de nous hanter.

TABLE

1. Le vieux professeur eut une pensée ordinaire...

2. Depuis le petit escalier donnant sur la ruelle, le jeune homme était arrivé sans bruit sur la terrasse...

3. Avec la paix de l'âme, le professeur sentit une faim bien franche lui mordre l'estomac...

4. C'était une nuit étrange, tellement paisible que New York ne se souvenait pas d'en avoir vécu de semblable depuis plus d'une trentaine d'années...

5. Si l'on peut découvrir quelque logique dans la formation d'un mythe populaire, c'est au consulat général de Belgique à Calcutta qu'il faut chercher l'origine de celui que nous appellerons pour le moment : le mythe du nouveau paradis...

6. « La pitié! dit le général. La déplorable, l'exécrable, la haïssable pitié !...

7. «... dans les quatre département côtiers...

8. Le sourire de Ballan avait accompli un miracle

9. L'India Star, à quai depuis un an, était un paquebot sexagénaire, vétéran de la malle des Indes, au temps des Anglais...

10. Le coprophage embarqua seul, le premier...

11. Ce jour-là et les jours qui suivirent, dans tous les ports de Gange, cent navires furent envahis de la même façon, avec la complicité des équipages et des capitaines.

12. Plus tard, quand la flotte fut partie et que l'opinion mondiale connut à la fois son départ et les circonstances de la mort du Consul, il n'y eut pas une voix pour l'approuver ou le comprendre...

13. Au sortir du Gange, les eaux rouges du delta se diluèrent d'un coup dans le vaste golfe du Bengale et les cent navires de la flotte immigrante mirent cap au sud-ouest...

14. «...Dans une dépêche qui vient de nous parvenir de Paris, le gouvernement français confirme que l'état d'urgence a été décrété dans les quatre départements côtiers et que des renforts de troupes sont acheminés vers le sud...

15. Dire que la nouvelle du départ de flotte, quand elle fut connue et publiée, inquiéta sérieusement le monde occidental, serait, à l'origine, contraire à la vérité...

16. «Sans surestimer pour autant la portée de l'événement, commença le ministre en posant devant les micros un petit dossier bien léger... 

17. «Monsieur le Ministre, sans préjuger de la destination finale de cette flotte tragique, le gouvernement français prendra-t-il des mesures pour venir en aide aux passagers et atténuer des souffrances qui se révèlent, selon les dernières informations, à la limite du tolérable?...

18. Contrairement à ce qu'il avait déclaré au ministre, Machefer n'écrivit rien du tout dans son journal, ni le lendemain matin ni aucun des autres matins qui suivirent pendant tout le temps que dura l'interminable cheminement de l'armada jusqu'à son entrée en Méditerranée...

19. Du temps des grandes guerres nationales, chez les peuples concernés, chacun affichait, dans sa cuisine ou son salon, la carte du théâtre des opérations, avec des petits drapeaux plantés sur la ligne de front, qu'on déplaçait ou non chaque soir à l'heure du communiqué...

20. Dans la longue dépêche qui accompagnait ses photographies prises d'hélicoptère, le journaliste d'Associated Press parlait d'une épouvantable odeur flottant sur la mer, comme une atmosphère dense au-dessus de l'armada...

21. L'océan roulait des eaux clémentes pour la saisons, une houle large, sans crête d'attaque, quasi fraternelle, qui portait et poussait la misérable flotte...

22. Alors qu'on la croyait prête à s'engager dans le golfe d'Aden, vers Suez, l'armada fut repérée sept jours plus tard au large des Comores, à l'entrée du canal de Mozambique, faisant route au sud vers le cap de Bonne-Espérance...

23. L'affaire Notaras s'apaisait, trop vite au gré des maîtres à penser, lorsque éclata l'affaire sud-africaine...

24. Quinze jours plus tard, seul le titre avait changé, marquant la nouvelle position de la flotte : «Plus que 5000 kilomètres avant la vérité!»

25. Deux jours durant, Machefer sortit de son mutisme.

26. La tentative de secours de Sâo Tomé ne fut jamais renouvelée...

27. Le dimanche des Rameaux, vers quatre heures de l'après-midi, revenant d'une mission qui fut qualifiée «de routine» sur le documents remis aux autorités sénégalaises, l'escorteur 322 entra dans le port de Dakar...

28. A trois heures de l'après-midi, le vendredi saint, l'armada de la dernière chance franchit le détroit de Gibraltar et pénétra dans les eaux de la Méditerranée...

29. L'annonce du franchissement de Gibraltar fut aussitôt connue de toute l'Europe, mais l'Espagne en reçut brutalement le premier choc...

30. Sur les navires de la flotte immigrante, on mourait beaucoup mais pas tellement plus, si l'on y songe, que dans les villages du Gange décimés par les guerres, les épidémies, les famines et les inondations...

31. Le vendredi saint, en fin d'après-midi, M. Jean Perret, secrétaire d'État aux Affaires étrangères et conseiller privé du président de la République, se présenta au palais de l'Élysée et fut immédiatement introduit auprès du Président.

32. ... Sur l'autoroute du Sud, Clément Dio fonce de toute la vitesse de sa puissante voiture...

33. Le Président venait à nouveau de hausser le son de son transistor...

34. Dans la nuit du samedi au dimanche de Pâques, à la première minute du jour de la Résurrection, il se fit un grand bruit sur la Côte, quelque part entre Nice et Saint-Tropez...

35. Trois autres gouvernements occidentaux, sans compter les États-Unis et l'Union soviétique, siégèrent aussi cette nuit-là...

36. Clément Dio regarda sa montre pour la centième fois...

37. Minuit. Les Président va parler...

38. « Français, Françaises, mes chers compatriotes... 

39. Ce lundi de Pâques, le soleil se levait à 5h27 du matin...

40. A la même heure, dans différentes zones industrielles du pays, le mythe du Gange libératoire déferla sur certains ateliers avec cent quarante-sept minutes d'avance sur le débarquement réel des immigrants de l'armada.

41. Les étoiles s'étaient couchées. La lune aussi...

42. Ils étaient douze...

43. Il y avait eu, naguère, le jour le plus long...

44. Puis, la tempête éclata... 

45. La tempête ne leva sur la plage qu'un petit nombre de vagues, mais d'une puissance exceptionnelle...  

46. « Si on chantait ? dit le colonel...

47. La France a cédé...

48. A dix kilomètres autour du Village, le pays demeurait désert, nettoyé de toute intrusion étrangère...  

49. Dix-huit...

50. L'avion se présenta le lendemain à la même heure, soit le jeudi qui suivait Pâques...

51. Je m'en souviens, à l'heure où je termine le récit de ces événements...  

 

COMMENTAIRES
L'adieu au monde
 

Si, d'une certaine façon, Le Camp des Saints est le livre le plus ambitieux de Jean Raspail, à ce jour, c'est aussi, sans conteste, le plus controversé. A l'époque de sa publication, on a dit un peu tout et n'importe quoi, à son sujet, comme il fallait du reste s'y attendre... On ne peut aborder un thème aussi délicat, aussi sensible, sans s'attirer les foudres des bien pensants... Dans sa simplicité, l'idée de base du roman pose évidemment une question énorme : Que faire si, demain, un million et plus d'affamés décidaient de venir se rassasier chez nous, ici, en Occident ?

Et tel est, selon nous, le premier mérite du roman de Jean Raspail : Poser la question. Question dérangeante, s'il en est, qui ne soulève pas seulement des problèmes d'ordre politique, économique, social, voire sociologique, mais aussi, surtout, un problème d'ordre moral et culturel, - une seconde question surgissant alors aussitôt : Quelle morale et quelle culture aurions-nous à opposer à un tel déferlement ?

A moins, bien entendu, de supposer que notre morale et notre culture n'ont en rien à s'opposer  à un tel déferlement, mais à s'en réjouir au nom de tous les principes bien connus du «Nouvel Humanisme», selon lesquels l'Autre ne peut que nous enrichir et en aucun cas vouloir nous détruire.

Sur fond de références à l'Apocalypse de Saint-Jean, Le Camp des Saints est un roman foisonnant, qui ne donne pas dans la facilité et le truisme. Passant en revue les réactions et les comportements de chacun - individus et grandes institutions -, l'accent est mis, dès le départ sur la fatalité qui, avec l'armada des affamés, se met en marche. Une fatalité qui n'est que la conséquence logique de nos démissions successives dans tous les domaines, et de la haine de soi.

Car il ne s'agit pas tant d'une ultime démission d'une civilisation trop vieille, trop épuisée pour songer encore, dans un sursaut, à défendre ses valeurs (mais quelles valeurs ont encore cours qui appelleraient à être défendues?), que d'une sorte de jubilation à l'approche de la fin, d'une rage auto-destructrice dont l'armada de la dernière chance n'est jamais que le catalyseur...

Que le roman soit fortement marqué par l'atmosphère intellectuelle de son époque - les années 70 - ne change rien à la question de fond. Jean Raspail s'est défendu à plusieurs reprises d'avoir voulu écrire un roman prophétique - «C'est une sorte de symbole ou de parabole», insiste-t-il encore dans son entretien avec Christian Authier (voir Textes divers et entretiens). « En revanche», poursuit-il, «ce qui reste important dans ce roman ce sont les réactions de l'Occident. [...] Il y a une espèce de paralysie de l'action et de la pensée car on ne peut pas s'opposer à des gens pauvres et affamés. C'est ça le thème. Il n'est ni chrétien ni charitable de s'opposer. Au nom de quoi? »

En ce sens, Le Camp des Saints dresse un constat - pessimiste, voire sinistre. Il ne tire aucune conclusion hâtive, ne milite pour rien ni pour personne sous couvert d'action romanesque, ne prône aucune théorie simpliste. Il part d'une idée perturbante, au sens propre du terme, qui, sous sa plume devient un fait dramatique, et contemple, tantôt avec un certain détachement ironique, tantôt avec colère et dépit les conséquences, un peu à la manière de René Barjavel dans Ravage.

Cela dit, à un autre niveau Le Camp des Saints fut aussi pour l'écrivain une manière de prendre congé d'un monde qui, dès lors, n'a plus affleuré dans ses romans que sous une forme constamment affligeante et, à ce titre, soigneusement tenu à distance, pour laisser place, au premier plan, à des individus en marge, qu'ils s'appellent Kandall et Jean Rudeau (Septentrion) Antoine de Tounens, Salvator de Orth (Les Yeux d'Irène) ou bien encore Benoît (L'Anneau du Pêcheur), tandis que dans les Sept Cavaliers..., il fit accomplir à la Vie une ultime traversée du monde, avant qu'Elle ne se perde dans les brumes d'un improbable horizon... L'horizon perdu du Camp des Saints.

© Philippe Hemsen

EXTRAITS

Le vieux professeur eut une pensée ordinaire. Il avait trop lu, trop réfléchi, trop écrit aussi, familier comme il l'était de toutes les ficelles de l'esprit, pour oser pro­férer, même seul avec lui-même, en des circonstances aussi parfaitement anormales, autre chose qu'une bana­lité digne d'une copie d'élève de troisième. Il faisait beau. Il faisait chaud, mais pas trop, car un vent frais de printemps courait doucement et sans bruit à travers la terrasse couverte de la maison, l'une des dernières vers le haut de la colline, accrochée à flanc de rocher comme la sentinelle avancée du vieux village brun qui dominait toute la région jusqu'à la ville des touristes, en bas, jusqu'à la luxueuse avenue, au bord de l'eau, dont on devinait le faîte des palmiers verts et des rési­dences blanches, jusqu'à la mer elle-même, calme et bleue, mer de riches soudainement épluchée en surface de tout le vernis d'opulence qui la recouvrait habituellement - yachts chromés, skieurs musclés, filles dorées, ventres lourds étalés sur le pont de grands voiliers pru­dents - et sur cette mer vide, enfin, l'incroyable flotte rouillée venue de l'autre face de la terre, échouée à cinquante mètres du rivage et que le vieux professeur observait depuis le matin. L'épouvantable odeur de latrines, qui avait précédé l'apparition de cette flotte comme le tonnerre précède l'orage, s'était maintenant complètement dissipée. Éloignant l'œil d'une longue-­vue à trépied où l'incroyable invasion grouillait de façon si proche qu'elle semblait avoir franchi, déjà, les pentes de la colline et envahi la maison, le vieil homme frotta sa paupière fatiguée puis dirigea tout naturellement son regard vers la porte de sa maison. C'était une porte de chêne massif, une sorte de masse immortelle articulée sur des gonds de forteresse, où apparaissaient, gravés dans le bois sombre, le nom patronymique du vieux monsieur et l'année qui vit l'achèvement de la maison par un aïeul en ligne directe : 1673. Elle faisait commu­niquer, de plain-pied, la terrasse et la pièce principale, à la fois salon, bibliothèque et bureau. Elle était la seule porte de la maison, car la terrasse donnait direc­tement sur la ruelle par un petit escalier à cinq marches, libre de toute clôture et que chaque passant pouvait escalader à sa guise, à la mode du village, s'il lui prenait envie d'aller saluer le propriétaire. Chaque jour, de l'aube à la nuit, cette porte restait ouverte et ce soir-là, alors que le soleil amorçait son naufrage quotidien, elle l'était également et c'est justement ce que remarqua le vieil homme pour la première fois. Il eut alors ces quelques mots dont l'énorme banalité fit naître sur ses lèvres une sorte de sourire ravi : « Je me demande, se dit-il, si, en cette occurrence, il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée?... »

De ces nuits très anciennes, il ne restait au professeur que de vagues sensations sans regrets. Mais des repas qui les suivirent, repas de fortune, engloutis à deux, ici même, il avait conservé une mémoire très exacte : pain gris en larges tranches fines, jambon noir de la mon­tagne voisine, fromage sec des chèvres du village, olives des vergers en terrasses, abricots du jardin, confits par le soleil et vin un peu âpre des coteaux rocailleux. Tout existait encore dans la maison, à portée de la main : le pain dans la huche au couvercle gravé d'une croix, les olives dans un grand pot de grès, le jambon pendu aux solives de la cuisine, le vin et le fromage au frais sous l'escalier extérieur, rangés comme des livres sur des rayonnages obscurs. Et tout cela fut rassemblé très vite et disposé sur la grande table épaisse. Le bouchon de la bouteille résista un instant, mais le bruit familier qu'il fit en cédant brusquement emplit toute la pièce d'une joie charnelle. Alors le professeur se prit à penser qu'une fois encore, ce soir, il célébrait l'amour.

  Il se servit un large verre pour la soif et un autre pour le goût, conscient du superflu et s'en pourléchant avec un rien d'ostentation. Il coupa le jambon en tranches minces qu'il aligna joliment sur un plat d'étain, arrangea quelques olives, posa le fromage sur une feuille de vigne, les fruits dans un grand panier plat, puis il s'assit devant son souper et sourit, heureux. Il aimait. Comme tout amant comblé, il se retrouvait seul avec celle qu'il aimait. Ce soir-là, ce n'était pas une femme, ni même un être vivant, mais une sorte de projection de lui-même faite d'images innombrables auxquelles il s'identifiait. La fourchette d'argent, par exemple, aux dents usées, avec les initiales presque effacées d'une aïeule maternelle, un objet tout à fait étrange si l'on songe que l'Occident l'inventa par souci de dignité alors que le tiers des hommes plongent encore leurs mains dans ce qu'ils mangent. Le verre, cristal inutile, on en aligne quatre pour quoi faire ? Fallait-il vulgairement ne plus aligner de verres parce que le Sertao mourait de soif ou que l'Inde avalait le typhus avec la boue de ses puits taris ? Les cocus peuvent frapper à la porte, menacer, se venger, en amour on ne partage pas et l'on se moque du reste du monde : en fait, il n'existe pas. Les cocus du bonheur s'avançaient par milliers? Parfait ! Le professeur aligna quatre verres et déplaça la lampe pour mieux les éclairer : il en jaillit des étoiles. Plus loin, un bahut paysan, énorme, massif, intransportable, quatre siècles de certi­tude héréditaire comme disait le jeune homme et dans ce bahut, tant de linge accumulé, nappes, serviettes, draps, taies, torchons, lin inusable, fil d'autre temps, en piles si épaisses, serrées, extérieures, cachant d'autres trésors domestiques parfumés de lavande, que le pro­fesseur ne se souvenait pas avoir jamais eu recours aux piles intérieures que sa mère ou sa grand-mère avaient rangées là, il y avait si longtemps, ne distrayant au profit de leurs pauvres - les chères femmes au bon cœur si prudent ! Charité débridée n'est-elle pas d'abord péché contre soi-même? - que le linge usagé, honnêtement rapiécé mais pouvant encore servir. Puis les pauvres étaient devenus trop nombreux. C'est-à-dire qu'on ne les connaissait pas. Ils n'étaient pas d'ici. Ils n'avaient plus de noms. Ils envahissaient tout, ils devenaient trop malins. Ils pénétraient dans les familles, les maisons, les villes. Par milliers ils se frayaient passage de mille façons infaillibles. Par les boîtes aux lettres, ils appe­laient au secours, leurs photos épouvantables jaillissaient chaque matin d'une enveloppe et revendiquaient au nom de collectivités. Ils se glissaient partout, par les journaux, la radio, les églises, les factions, on ne voyait plus qu'eux, des nations entières qui n'avaient même plus besoin de linge mais de comptes chèques postaux, hérissées d'appels déchirants, presque comminatoires. Il y eut pire. A la télévision, voilà qu'ils s'étaient mis à bouger, on les voyait mourir par milliers, l'hécatombe anonyme devenait spectacle permanent, avec ses chantres professionnels et ses meneurs de jeu. La terre était envahie par les pauvres. Le remords s'installait partout, le bonheur devenait une tare et que dire du plaisir ? Même au village de Calguès, donner un peu de linge propre, de la main à la main, était pris comme une in­sulte. Bref, on ne se sentait même plus meilleur en don­nant, mais au contraire diminué, honteux. Alors le professeur avait fermé définitivement au monde ses armoires, bahuts, cave et garde-manger, le jour même, il s'en souvenait fort bien, où le précédent pape avait bradé le Vatican.

Il est rare que les mouvements de foule spontanés ne soient pas, en fait, plus ou moins manipulés. Et l'on imagine aussitôt une sorte de chef d'orchestre tout-­puissant, grand manipulateur en chef tirant sur des milliers de ficelles dans tous les pays du monde et secondé par des solistes de génie. Il semblerait que rien n'est plus faux. Dans ce monde en proie au désordre de l'esprit, certains parmi les plus intelligents, généreux ou pernicieux, s'agitent spontanément. C'est leur façon à eux de combattre le doute et de s'échapper d'une condition humaine dont ils refusent l'équilibre sécu­laire. Ignorant ce que réserve l'avenir, ils s'y engagent néanmoins dans une course folle qui est une fuite en avant et, sur leur chemin, font sauter toutes les voies de repli, celles de la pensée, évidemment. Ils tirent chacun les propres ficelles liées aux lobes de leurs cer­veaux et c'est précisément là que réside le mystère contemporain : toutes ces ficelles se rejoignent et pro­cèdent, sans concertation, du même courant de pensée. Le monde semble soumis, non pas à un chef d'orchestre identifié, mais à une nouvelle bête apocalyptique, une sorte de monstre anonyme doué d'ubiquité et qui se serait juré, dans un premier temps, la destruction de l'Occident. La bête n'a pas de plan précis. Elle saisit les occasions qui s'offrent, la foule massée au bord du Gange n'étant que la dernière occasion en date et sans doute la plus riche de conséquences. Peut-être est-elle d'origine divine, plus certainement démoniaque ? Ce phénomène peu vraisemblable, né il y a plus de deux siècles, a été analysé par Dostoïevski. Il l'a été aussi par Péguy, sous d'autres formes, dans sa dénonciation du « parti intellectuel ». Et encore par l'un de nos pré­cédents papes, Paul VI, ouvrant enfin les yeux au déclin de son pontificat et reconnaissant l'œuvre de Satan. Rien n'arrête la bête. Chacun le sait. Ce qui engendre, chez les initiés, le triomphalisme de la pensée, tandis que ceux qui luttent encore en eux-mêmes sont saisis par l'inutilité du combat. Archange déchu, Ballan reconnut aussitôt les serviteurs de la bête et leur offrit ses services. C'est aussi une explication.

Jubilation. Les vrais amateurs de traditions sont ceux qui ne les prennent pas au sérieux et se marrent en marchant au casse-pipe, parce qu'ils savent qu'ils vont mourir pour quelque chose d'impalpable jailli de leurs fantasmes, à mi-chemin entre l'humour et le radotage. Peut-être est-ce un peu plus subtil : le fantasme cache une pudeur d'homme bien né qui ne veut pas se donner le ridicule de se battre pour une idée, alors il l’habille de sonneries déchirantes, de mots creux, de dorures inutiles, et se permet la joie suprême d'un sacrifice pour carnaval. C'est ce que la Gauche n'a jamais compris et c'est pourquoi elle n'est que dérision haineuse. Quand elle crache sur le drapeau, pisse sur la flamme du souvenir, ricane au passage des vieux schnoques à béret et crie « woman's lib ! » à la sortie des mariages en blanc, pour ne citer que des actions élémentaires, elle le fait d'une façon épouvan­tablement sérieuse, «conne » dirait-elle si elle pouvait se juger. La vraie Droite n'est pas sérieuse. C'est pour­quoi la Gauche la hait, un peu comme un bourreau haïrait un supplicié qui rit et se moque avant de mourir. La Gauche est un incendie qui dévore et consume som­brement. En dépit des apparences, ses fêtes sont aussi sinistres qu'un défilé de pantins à Nuremberg ou Pékin. La Droite est une flamme instable qui danse gaiement, feu follet dans la ténébreuse forêt calcinée.