«En amour comme en religion, |
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Robert Laffont, 1984 |
Deux
jeunes femmes se partagent le charme et le mystère de ce roman: Irène,
blonde et reconnaissable à ses yeux verts ; Aude, tout aussi belle
avec son regard bleu. Elles figurent, l'une et l'autre, deux principes
contraires, comme l'eau et le feu, le jour et la nuit, Dieu et le
diable...
Surgissent
alors de nombreuses questions : Pourquoi deux portraits de femmes,
peints à cinq siècles de distance, se ressemblent-ils tant? Pourquoi
Salvator de Orth, jeune homme riche et comblé, qui, par désespoir
d'amour, s'était retiré dans un monastère d’Auvergne, en
ressort-il trente ans plus tard pour courir s'enfermer dans un phare,
en Bretagne, d’où il appelle au secours son ami d’enfance, Frédéric
? Et pourquoi Frédéric Pons, écrivain vivant en Provence, répondant
à cet appel et partant pour la Bretagne en compagnie de la jeune
femme aux yeux bleus, trouve-t-il sur son chemin des messagers
involontaires pour jalonner la piste : Yves, un petit garçon ; sir
Thomas Murdoch, amiral britannique ; Hervé Le Guen, un marin; le
cardinal Hohenlo, étrange prélat romain ; le commissaire
divisionnaire Kersaint...
De
rebondissement en rebondissement, c'est l'amour, thème majeur de ce
roman, qui en forme la trame et son double regard, celui des Yeux
d’lrène. Le temps présent aussi le révèle. Il l'éclaire de
lueurs sombres... Troublante création et inattendue sous la plume de Jean Raspail, ce livre est écrit avec l'allégresse de la vie et un tempérament d'écrivain qui sait mêler le rêve et la réalité. |
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COMMENTAIRE |
Étrange roman, dans l'ensemble de la production romanesque de Jean Raspail que ces Yeux d'Irène. Étrange et superbe. Étrange par le cours sinueux qu'il suit, après un début qui nous plonge, avec quasiment dix ans d'avance, dans l'univers des Sept Cavaliers, avant de s'interrompre brusquement - roman dans le roman -, puis une première partie qui laisse entendre un hymne à la vie... Étrange, par sa thématique, qui tranche sur les deux romans de la Patagonie qui l'ont précédé ainsi que sur le sombre Septentrion dont il partage toutefois le caractère fantastique. Superbe, par sa richesse, sa construction, l'extraordinaire galerie de personnages qu'il nous offre, par les histoires dont il est ponctué (Ah! cette histoire du treizième jacquemart...), par le portrait de femme qu'il brosse à travers le personnage d'Aude. On pourrait du reste estimer que Les Yeux d'Irène sont à la femme, dans l'ensemble des ouvrages de Jean Raspail, ce que L'île Bleue, quatre ans plus tard, sera à l'enfance. Roman, donc, qui tient autant de l'aventure métaphysique que de la confession - jamais le narrateur n'a sans doute été plus proche qu'ici de l'auteur, au point qu'on se demande parfois s'il existe réellement une ligne de démarcation entre eux -, récit d'un parcours initiatique dans une autre France autant que d'un parcours initiatique à l'intérieur de soi, d'un homme dans la force de l'âge, qui déjà, cependant, sent venir la fraîcheur mélancolique de l'automne, Les Yeux d'Irène est un roman qui, par des sentiers inusitées sous la plume de Jean Raspail, explore un domaine laissé un peu de côté jusqu'ici, comme Aude n'est pas sans le faire observer avec pertinence au narrateur/auteur, qui s'en agace : Pourquoi comptait-on si peu de femmes parmi mes personnages? Aude prend ainsi, d'une certaine façon, le relais de la Ségolène du Jeu du roi, à moins que ce ne soit de cette prof de géographie, avec laquelle Jean-Marie avait une brève liaison, le soir même de l'oral du Bac, à propos de laquelle il notait, bien des années plus tard : «Elle m'avait jugé tel qu'au plus profond de moi-même j'étais, tel que je m'étais raconté pour elle et tel que je l'écris sans finesse ni vergogne: un petit roi fragile. Elle n'a rien cassé. Si l'on me comprend, je veux dire que ce fut une nuit sacrée. Tout a été accompli, tout ce qu'un homme et une femme... Tout, oui, mais tragiquement. L'amour charnel, c'est le sens du tragique. Le sens du tragique absent, l'amour change de nom, c'est-à-dire qu'il devient innommable. Cela peut aussi s'appeler le respect...» Pourtant, Aude, ce n'est pas la prof prenant en mains, le temps d'une nuit sacrée, le «petit roi fragile» encore si peu assuré en son royaume, en dépit de ses grandes attitudes; Aude, c'est même tout le contraire. Elle est non pas celle qui parfait l'éducation du roi; elle est celle qui vient perturber le roi dans sa tour d'ivoire. Ou l'écrivain. Mais cela ne revient-il pas au même? Et l'écrivain, par son mode de vie, n'est-il pas un peu une sorte de moine païen? Déesse païenne, Aude, pour moine païen, par conséquent? Voire. Du moins l'organisation structurelle du roman le laisse-t-elle entendre, avec cette confrontation de deux couples pour ainsi dire antagonistes : d'un côté, Aude et l'écrivain Frédéric Pons; de l'autre, l'abbé Salvator de Orth et Irène - plus phantasme que femme, et, pour ce motif même, démoniaque. Et c'est sans compter sur l'amazone Julia, et sur Constance, la vieille maquerelle de luxe... Toutes et tous dansant une sorte d'étrange sabbat autour du pivot phallique que constitue la phare d'Ar Men... Tout cela n'étant pas sans évoquer, en un écho lointain, le court récit du père de Moby Dick, Herman Melville, intitulée Moi et ma cheminée, dans lequel l'auteur nous narre sur un ton mi-exultant, mi-amer, le combat épique qu'il mène contre sa femme, ses filles et même son voisin, afin de protéger l'énorme cheminée qui troue en leur centre pièces et étages de la maison, et dont tous, semble-t-il, se sont juré la destruction. Ici, plus que de vouloir le détruire, ce phare, avec son architecture pseudo-médiévale à la Viollet-le-Duc, il s'agirait plutôt de vouloir l'investir, pour y débusquer l'abbé censé s'y être réfugié. Chacun s'y emploie. Jusqu'au diable incarné dont on se demande finalement s'il n'a pas été sciemment provoqué par l'abbé Salvator de Orth lui-même, comme pour le contraindre à sortir... non pas tant de son trou que de son état de concept, auquel il a été réduit dans le monde moderne, de la même façon que Dieu, bien évidemment, comme le roi Antoine le faisait remarquer à Jean-Marie, dans Le Jeu du roi - «Dieu n'est pas une conviction. Il procède de nos attitudes. On peut y croire, après. Mais cela n'est même plus nécessaire. Pour reprendre vos propres terme, il faut oser jouer avec Dieu. Il ne demande que ça. Sans attitude de notre part, il meurt. [... Mais] Parce que nous sommes devenus tous très intelligents, Dieu n'est plus qu'un concept. Un concept se passe d'attitudes. Alors on reparle de conviction. Dieu est mort. Je le ressuscite.» Alors, Les Yeux d'Irène, jeu avec le diable? - On peut aborder le roman sous cet angle. Il n'est pas le seul possible. Les Yeux d'Irène pourrait aussi apparaître comme Le jeu de l'abbé, puisque le moins qu'on puisse dire est que celui-ci brille singulièrement par son absence, sinon par l'évocation de son passé, en dépit de l'appel adressé, par lettre interposée, à l'écrivain. A cet égard, les premières pages du roman en constituent probablement, pour une bonne part, la clef, dans la mesure où, victime d'un blocage autant que d'une peur diffuse de poursuivre le récit à peine entamé des Sept Cavaliers, l'écrivain se retrouve devant un blanc incommensurable : « … la trente-deuxième ligne de ce second chapitre ainsi que je l'ai dit, j'avais posé d'un coup ma plume, expédié d'un geste ma machine à écrire en exil à l'extrémité de ma table et, pris d'une sorte d'hébétude, j'avais projeté mon regard devant moi, sur le mur blanc et net de mon bureau où dansait un petit point lumineux qui s'éteignait lentement et qui devait, j'imagine, être le reflet de quelque chose qui me quittait dans le même temps. [...] J'en étais là. Le temps coulait, vide. Tout ce temps que je m'étais ménagé, ce temps précieux tout entier consacré aux sept cavaliers et dont il ne sortait rien. Moi, Frédéric Pons, à mon dixième roman, je perdais irrémédiablement le temps gagné et je contemplais, atterré, ce vide sidéral où j'allais m'abîmer. Une sorte de terreur me paralysait, dont je commençais à entrevoir les causes. « [...] Je marchais vers le néant. Ce que je venais de comprendre et où gisait la raison précise de ma saine paralysie, c'est qu'en écrivant ce roman-là j'eusse achevé tout simplement de me détruire. Le double qui se tenait tapi depuis vingt ans à l'intérieur de moi-même, qui me guettait au détour des replis cachés de mon âme et qui avait écrit tant de choses à ma place où de livre en livre le bleu virait au noir, avait cette fois jeté le masque et décidé de m'assassiner. La chevauchée des cavaliers à travers la négation de la vie n'était qu'un vénéneux chant de mort. C'était de cela que j'avais eu peur, une peur noire, un mois et demi plus tôt, le temps nécessaire pour comprendre que si je souhaitais rester en vie, au propre comme au figuré, il me fallait précipiter au plus vite mes sept cavaliers dans les oubliettes d'une imagination malade. Vivants, ils me ressemblaient tant. Ils se rappelaient encore à mon souvenir et les souvenirs me poursuivaient comme ils poursuivaient le jeune homme qui n'avait pas seize ans et fredonnait une chanson... Les convalescences de l'imagination sont-elles longues ? je n'en avais aucune expérience mais je le pressentais. Il fallait soigner le mal par le mal, mais rien d'autre ne stimulait mon imagination.» Et bien entendu, c'est à cet instant précis que le souvenir «d'une courte lettre écrite par un ami d'enfance» revient à l'esprit du narrateur / auteur; un souvenir dont on se demande comment il a pu lui échapper... Pré-texte, donc, au sens littéral du terme, qui est appel à la sortie, au départ... au voyage, dont on sait qu'il n'a jamais cessé de ponctuer l'élaboration du romanesque, chez Jean Raspail. Il s'agit ici, en somme, pour l'écrivain, de reprendre pied sur terre, comme lorsque le roi Antoine s'en allait arpenter la Patagonie bien réelle (?) - pour en reprendre la mesure, pour en retirer une substantifique moelle qui n'a évidemment rien de commun avec une quelconque quête de "réalisme". Ainsi, par Les Yeux d'Irène, la vie réacquiert-elle une dimension que la surface plane de la feuille de papier avait fini par faire oublier à l'écrivain; cette dimension proprement fantastique qui est ce qui imprime au roman, quel qu'il soit, sa fascinante magie. ©Philippe Hemsen |
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Autoportrait de l'écrivain en misanthrope
J'ai
dit que cela s'était mal passé lorsque Aude était venue
me rendre visite une dizaine de jours auparavant. Elle s’était
d'abord signalée à mon attention par une lettre à laquelle j'avais
brièvement, mais scrupuleusement répondu, comme je réponds -
ou plutôt répondais : aujourd'hui, quelle importance ?... -
chaque matin aux lecteurs qui me rendent le service, en m'écrivant,
de briser mon isolement.
Parmi
ces lettres, une majorité de lettres de jeunes gens. Au catalogue des
écrivains, je figure généralement à la rubrique des mythes et
causes perdues. J'imagine que ce sont des défauts qui plaisent à une
certaine jeunesse. je réponds donc aux
lettres, mais je ne reçois jamais, conscient, en ce qui me
concerne, de la déception que je provoque. Sauter sur son cheval
blanc et charger, lance au poing, devient aujourd'hui un exercice
difficile et parfaitement anachronique qu'il est préférable de
pratiquer sans témoin. Pour Aude, j'avais risqué une exception, après
qu'elle m'eut annoncé, par une seconde lettre, son intention de
consacrer sa maîtrise de lettres à mon « œuvre », qu'elle «
admirait tant », qu'elle avait lue avec « tant d'émotion », ce qui
m'avait flatté et amusé à la fois. Et puis c'était une jeune
fille, elle s'exprimait élégamment, elle avait joliment signé son
prénom en jambages clairs et francs au bas de sa lettre bien tournée...
Mal m'en avait pris : lorsqu'elle s'était annoncée, je n’avais
plus eu envie du tout d'enfourcher mon cheval blanc. je me sentais
d'humeur massacrante, encore sous le coup d'une chevauchée,
celle des sept cavaliers, dont je venais d'entrevoir l'issue
inacceptable. je l'avais à peine regardée, bien qu'elle m'eût paru
plutôt femme faite que gamine, ce qui raccourcissait les
distances qui nous séparaient, et plutôt jolie que moche. Bloc-notes
sur les genoux, elle m'avait débité d'affilée un tas de questions
qu'elle avait affûtées sur l'importance et les dangers des mythes,
le culte de l'épopée et la dérision de l'épopée qui se trouvent
en effet souvent célébrés dans mes livres, la grandeur et les
limites du refus, l'élitisme de mes personnages et pourquoi l'on
comptait si peu de femmes parmi eux, que sais-je encore, une telle
avalanche que je m'étais sauvé. C'est-à-dire que j'avais tout cassé,
l'écrivain, sa vitrine et son magasin.
Mademoiselle,
lui avais-je déclaré, presque hors de moi, sortis de leurs livres,
les écrivains n'ont rien à dire, rien à ajouter ! Tout ce qu'ils
pourraient faire lorsqu'on les interroge, s'ils avaient une once de
sincérité, c'est retrancher, gommer, jusqu'à ce qu'il ne reste rien
! Il ne faut jamais les pousser dans leurs retranchements ni forcer
leurs murailles sous peine de s'apercevoir que derrière il n'y a
rien, rien qu'une boîte à malice en toc...
J'avais
continué sur ce ton pendant un certain temps, jusqu'à ce qu'un peu
calmé, vaguement honteux de ne pas m'être dominé, je me décide à
la regarder. Pétrifiée sur sa chaise, les yeux fixés sur son
bloc-notes où se brouillaient tant de questions inutiles, elle
pleurait. D'abord une larme discrète, puis une autre, un premier
sanglot étouffé, enfin un torrent de pleurs secoué de hoquets qui
agitaient ses épaules découvertes, rondes et blanches,
imperceptiblement hâlées, car elle portait, je ne l'avais pas
remarqué auparavant, une jolie robe rouge d'été. je ne savais plus
où me mettre. J'aurais voulu disparaître sous terre. J'étais
consterné. Toute cette scène me semblait lamentable. Bredouillant,
je lui avais tendu un mouchoir de papier. - Je suis désolé... je ne pensais pas... Que s'est-il passé ?
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L'Enfermement
- L’enfermement. Il existe des forteresses quasi métaphysiques. J’ai visité il y a quelque temps, dans le sud du Périgord, une forteresse médiévale qui est un modèle du genre. Elle fut construite sur une colline, au confluent de deux minuscules rivières, dans un endroit désert où il ne passait personne, à l’écart de tous les chemins du temps. Autant dire qu’elle ne servait à rien. Elle représente cependant un sommet de l’architecture militaire, l’ultime merveille d’un art achevé, conçue au début du XVIe siècle pour être armée de bouches à feu et résister à l’artillerie naissante. Sa construction dura quarante ans, l’œuvre d’une vie, une perfection. Le seigneur du lieu y engloutit sa fortune et ses biens. L’ensemble se présente comme une proue de navire, un éperon effilé de façon à faire ricocher les boulets. Les plans de feu des meurtrières ont deux siècles d’avance sur leur temps. Il y a trois enceintes successives reliées par des souterrains secrets. Les glacis intermédiaires s’ouvrent sur des poternes et des escaliers sans issue qui sont autant de pièges pour l’assaillant. Le donjon lui-même est compartimenté de bas en haut, selon la technique des cloisons étanches et des sas à l’intérieur desquels ceux qui sont parvenus jusque-là sont mitraillés jusqu’au dernier depuis des meurtrières percées à travers le plafond. Rien n’a été laissé au hasard. Tout est diaboliquement agencé. Planté au sommet de la plate-forme du donjon s’élève un autre donjon, miniature celui-là. Il suffit d’un seul homme pour en défendre l’accès. La minuscule salle d’armes ne peut contenir qu’une seule personne. C’est l’œuf originel, le dernier havre avant le néant, l’ultime refuge du seigneur. C’est justement là qu’il mourut, la construction à peine achevée, guettant par l’unique meurtrière un ennemi qui ne viendrait jamais. Quarante ans d’efforts passionnés pour s’enfermer soi-même... Le château s’appelle Bonnaguil. On n’y a jamais tiré un coup de feu. - La morale de l’histoire? - Il n’y en a pas. Chacun s’enferme comme il peut. |
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La jeune Femme à sa toilette de Giovanni Bellini
Bellini...
Bellini... Tandis que le crâne chauve égrenait ses souvenirs, le nom
du maître vénitien se heurtait aux parois de ma mémoire comme un
oiseau enfermé. Vingt ans plus tôt, je ne sais plus quel hebdo d'art
m'avait commandé une chronique à l'occasion du 450e
anniversaire de la mort du peintre. Pourquoi moi, fort étranger à la
peinture, et coupable du péché majeur de n’avoir point encore mis
les pieds à Venise ? Ce sont les mystères de la presse. Par besoin
d'argent, armé de quelques bouquins, j'avais accepté l’impossible
et le m'y étais cassé la figure. On m'avait poliment refusé mon
papier. Du fatras désordonné de mes recherches, il me revenait des
bribes ayant encore quelque forme, le portrait de la jeune
Femme à sa toilette notamment, l'une des rares compositions
profanes de Giovanni Bellini, probablement la seule connue, et qui fut
sa dernière œuvre. Il l'avait peinte en 1515, peu de temps avant sa
mort, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. C'était un nu. J'avais déniché,
je ne sais plus où, l'hypothèse qu'il existait un rapport étroit
entre la mort du peintre et ce portrait. On aurait insinué en ce
temps-là, à Venise, que le maître des Madones, le peintre de la Transfiguration,
du Précieux Sang, du Christ
en croix, de l'Assomption et de tant d'autres chefs-d’œuvre d'inspiration
chrétienne, entretenait avec son modèle, qu'il avait installé chez
lui et qu’il présentait comme sa petite-nièce, des rapports
doublement coupables que le grand âge de Giovanni et l’extrême
jeunesse de la demoiselle rendaient plus inexplicables encore. Calomnies de
jaloux, vengeance de barbouilleurs que Giovanni Bellini écrasait de son génie.
Il n’empêche que les circonstances de sa mort avaient été entourées de mystère
et de scandale et qu’il avait fallu rien moins que la présence du doge et tout
l’apparat de Venise, quand Bellini fut porté en terre, pour tordre le cou aux
rumeurs. Mais l’une d’entre elles avait eu la vie dure : n’avait-on pas murmuré,
avec une telle insistance que l’on avait même exorcisé en secret l’atelier du
peintre après sa mort à la demande de sa famille, que celui que l’on nommait à
voix basse, en ce temps-là, le « Seigneur des Ténèbres », avait dépêché auprès
du vieux maître le plus séduisant de ses archanges pour lui faire payer, au prix
de son âme, les admirables tableaux qu’il avait peints à la gloire de Dieu, du
Christ, de la Vierge, de la Rédemption et de tout le saint-frusquin ? Comment croire
à
ce
genre d’histoires ? N’étaient-elles pas en réalité, dans le
passé, une sublime tentative de l’homme pour oublier sa solitude
ballottée entre bien et mal ? L’homme s’inventait tout un
folklore de l’âme pour se dissimuler à lui-même l’épouvantable
abandon où la Création l’avait plongé, jusqu’à se mettre à y
croire, Dieu ou démon, pour peu que les coïncidences s’en mêlent...
Mais qui, aujourd’hui, ressent le besoin de tels phantasmes ? La
vieille demoiselle poursuivant son récit, j’abandonnai
provisoirement Bellini. |
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