«... et j'en suis arrivé à me demander si,
faute d'une île bleue quelque part en moi,
j'ai véritablement existé...»

 

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Robert Laffont, mars 1988

 

QUATRIEME DE COUVERTURE

COMMENTAIRES Extraits A PROPOS DE L'ADAPTATION

 

QUATRIEME DE COUVERTURE

 

Sortir de l'enfance, c'est franchir un mur. On se hisse plus ou moins adroitement. On passe la tête. On découvre un paysage différent et on saute de l'autre côté parce qu'il n'y a plus rien d'autre à faire que sauter. On se reçoit plus ou moins bien. Certains se blessent et s'en remettent mal. D'autres peuvent même en mourir, au sens propre ou au figuré. Notre histoire à nous, ce fut d'entrer dans l'adolescence en sautant en plein dans une vraie guerre. Nous nous y retrouvions tels que nous étions, mais jouant à présent pour de bon. A l'Ile Bleue.

Nous : Bertrand, très fier, Maïté, très belle, nos souverains. Pierrot, Zigomar, Zazanne et le narrateur, qui pourrait être aussi l'auteur de ce livre, car il n'y a de roman que de vérité.

L'Ile Bleue : notre royaume magique. Une petite île entre deux bras de rivière perdue au fond de la Touraine. Le royaume est pris dans la tourmente de juin 1940 : la défaite des armées françaises, l'invasion, la décomposition du pays, jusqu'au jour où se présente devant l'île un officier allemand de vingt ans.

Les fantasmes claquent au vent. L'amour, l'honneur, l'orgueil... La tribu, le clan, le royaume... Le mystère de la vie, de la mort... L'insolence de l'âme et du cœur, le théâtre des grands sentiments... La dévotion charnelle, la beauté... Les rêves en miettes, la réalité... Ainsi nous étions, les adolescents de ce temps, de tous les temps. Ainsi voulions-nous être, ou tout au moins l'avons-nous cru.

Dieu merci, jusqu'à la fin du monde, cet âge sera celui des illusions.

 

 

 COMMENTAIRES
Blessures d'enfance

Il faut bien un jour ou l'autre remonter aux sources, à l'origine, à la première blessure - celle qui fait de toutes le plus mal - dont on ne guérit jamais tout à fait et dont la cicatrice, aux jours pluvieux de l'existence, tandis qu'on avance en âge, se rappelle à soi, parfois, dans un élancement douloureux. Alors, du bout du doigt, on l'effleure, tout doucement, de peur qu'elle ne nous fasse subitement trop mal, et tandis qu'on s'absorbe dans sa contemplation, des voix ressurgissent du passé, se rappellent à soi et nous appelle au souvenir...

«Quand je fis le point au sortir de cet opéra de fièvre, que j'eus la force et le goût de prendre des notes, je m'aperçus que cette fois je n'avais plus rien oublié. Cela me surprit énormément, car je n'ai pas la mémoire de mon enfance, ni celle de mon adolescence, à peine celle de ma jeunesse d'homme, et tout ce qui pourrait m'aider à les retrouver, je le détruis.»

Ça, nous le savions déjà... Et Jean Raspail nous le redira encore, dès les premières lignes de Pêcheurs de Lune :

«A considérer les cheminement intérieurs de la vie, c'est là [à Sagonnik, village algonquin] que je suis né, à l'âge de vingt-trois ans et neuf mois, par un matin glacial de printemps de l'année 1949...»

Avant cela, rien, ou si peu... Pourtant, quoi qu'il veuille nous faire croire, avant Sagonnik, avant le voyage de l'année 49, il a bien dû se passer quelque chose, dans la vie de Jean Raspail. On n'aboutit pas à Sagonnik, village algonquin, par hasard. Preuve en est : ni vous ni moi n'y avons jamais abouti, quels que fussent les voyages que nous ayons déjà effectués de par le monde. En ce sens, Sagonnik, sur son île perdue, était déjà un aboutissement.

D'une île à l'autre donc. Puisque avant l'île du village oublié des Algonquins, il y eut l'île bleue de l'enfance. L'île secrète, l'île réservée, l'île refuge de petits galopins en attente d'héroïsme, qui savent encore vivre, tandis que tout sombre autour d'eux dans le néant d'une débâcle lamentable - une débâcle qui, tout comme dans Septentrion, se signe par le passage d'un corbillard... Là, un corbillard abandonné au cheval qui seul le conduit au cimetière; ici, un corbillard en mal de cimetière...

«Je me souviens aussi d'un convoi funèbre au complet, corbillard automobile en tête avec le cercueil du défunt et l'initiale de son nom, F, sur des écussons galonnés d'argent, suivi d'une fourgonnette hérissée de couronnes mortuaires comme un char de corso fleuri et d'un petit autocar noir où s'entassaient une trentaine de personnage en grand deuil, gantés, voilés, cravatés, doublement lugubres, échangeant des regards traqués au milieu de cette cohue qui emportait, Dieu savait où, leur chagrin déambulatoire. Coupés du caveau de famille, déroutés par le destin, le malheureux F et les siens, avalés par le courant, cimetières fermés de village en village, fossoyeurs enfuis, étaient condamnés à errer chez "les autres" en punition de leurs péchés...» (pp.118/119)

Alors, puisque décidément il était dit que le destin d'une grande nation se résumerait en définitive à ça, il faut bien s'en inventer un autre, de destin, un peu plus honorable, un peu plus digne, un peu plus héroïque... un peu plus beau; un destin dans lequel il y a des amis et des ennemis, des cérémonies dignes de ce nom, un mythe et des attitudes; un combat, enfin - et puis la mort, naturellement.

Mais qui meurt, ici ? Bertrand Carré, «premier résistant de Touraine, mort pour la France à l'âge de 14 ans assassiné par les nazis le 21 juin 1940»? Sans doute. Encore que... «A l'exception du nom, de l'âge et de la date, il n'y avait pas un mot de vrai.» Car en un sens L'île Bleue, c'est l'histoire d'un jeu d'enfants - mais l'on sait combien les jeux d'enfants peuvent être sérieux (*) - qui tourne mal, et dont Bertrand Carré est le héros sublime et malheureux. Que serait-il cependant sans le regard qui l'observe, sans la plume qui retrace ses exploits?

Regard sans nom, car peu importe le nom du témoin. Il pourrait s'appeler Pierre, Paul, Jacques... ou Jean - comme Jean Rudeau, son frère de Septentrion, autre chroniqueur des exploits d'un héros, nommé Kandall. Les rapports entre le témoin et le héros sont les mêmes ici et là; rapport de fascination du chroniqueur pour son héros, mais aussi rapport à soi empreint d'un fort sentiment d'infériorité. Le chroniqueur assume son rôle à défaut, en somme, de pouvoir - ou d'avoir su assumer, le moment venu, celui de héros. Après tout, pour être en mesure d'écrire la chronique d'un héros, il faut avoir survécu, tandis que le héros, lui, est mort... Ainsi, dans Septentrion le narrateur note-t-il, après avoir dit l'attrait qu'exerçait sur lui la foule des anonymes mentionnés sous le nom des premiers rôles dûment répertoriés, dans les pièces de Shakespeare :

«On retranchera tout de même l’emploi inutile de traître pour y joindre seulement celui d’escrivain, de chantre, de chroniqueur, de scribe, comme on voudra, dans ce domaine comme dans les autres j’ai renoncé à toute ambition et d’ailleurs qui me lira au terme septentrional de mon récit ? Si je donne quelquefois en écrivant l’impression de m’adresser à quelqu’un, qu’on sache que c’est à moi-même que je parle et que j’y entends aussi l’écho de ma vie manquée...»

Dans L'île Bleue, avant même que le drame ne soit consommé, le narrateur y faisant figure de «lapin terrorisé», il y a la terrible scène de la dérobade, tandis qu'en pleine nuit le héros vient chercher celui qui lui a juré fidélité:

«Dehors, il faisait grand vent. Une branche tomba d'un arbre avec un bruit de détonation. Dans ces cas-là, pour ne pas sombrer définitivement, il ne me restait plus d'autre secours que la prière des pleutres. Je la récitai avec délectation, les mains jointes. Je l'avais inventée moi-même. [...] Je ne sais combien de temps passa. Une poignée de graviers lancée de l'extérieur vint rouler sur le plancher de la chambre. Complètement éveillé cette fois, je m'approchai à plat ventre de la fenêtre pour ne pas être vu d'en bas, et dissimulé derrière un rideau, j'aperçus le silhouette de Bertrand dessinée sans l'ombre par des rayons de lune. Je fis le mort...»

 Pas de demi-mesure possible. On aborde la vie sous l'angle de l'honneur, de la dignité, de l'héroïsme - ou l'on est rien. 

Dans une telle perspective, l'écrivain apparaît, dans les ouvrages de Jean Raspail, comme celui dont le témoignage rachète le supplément de vie dont il a joui en regard du héros, s'offrant par là-même un moyen  d'échapper à la médiocrité qui le guette.

«J'ai écrit un jour quelque part : "Je n'arrive pas à saisir ce que l'enfance a laissé en chacun d'entre nous, ni même si elle a laissé quelque chose. Et pourtant, elle ne cesse de nous faire avouer à nous-mêmes ce qu'à la vérité, nous sommes..." C'est probablement là qu'il faudrait chercher. Laideurs, lâchetés, promesses non tenues à soi-même, camouflages commodes, attitudes usurpées, j'avais dû souvent me conduire à l'opposé de mes fiertés et comme je n'avais pas voulu en changer pour me conserver une flatteuse image de moi-même, j'oubliais...»

L'île bleue figure dans l'Oeuvre de Jean Raspail une remontée intime de l'auteur jusqu'aux origines même du mythe en fonction duquel tous ses héros agissent, qu'ils se nomment Kandall, Antoine de Tounens, Philippe Pharamond de Bourbon, Benoît, ou bien encore Manco II, l'Inca révolté, premier des «défenseurs acharnés d'une cause perdue à l'avance» à être apparu sous la plume de Jean Raspail, en 1955, dans terres et Peuples Incas. Et ce mythe, à l'origine de tout, est d'abord un mythe du refus. Refus de ce qui est, refus d'une certaine logique qui voudrait faire passer le renoncement à l'honneur et à la dignité pour un acte de courage, voire de «charité chrétienne» (voir EXTRAITS, ci-dessous), refus d'un certain monde, mu par de petits intérêts, de petites idées, de petits appétits; monde dans lequel le sentiment d'exister tient lieu de vie.

Or, pour Jean Raspail comme pour ses héros, la Vie est ailleurs. Elle est dans l'affirmation d'un autre monde, contre tous et contre tout, le cas échéant - seule la sublime Maïté se tient encore aux côtés de Bertrand Carré, à l'ultime instant -, un monde dans le vaste cadre duquel la Vie peut s'épanouir pleinement, quand ce ne serait que pour un bref instant...

Si les récits de voyages et de rencontres, qui forment une bonne part des oeuvres de Jean Raspail, sont comme autant de quêtes éperdues de l'ultime souvenir de ce qui n'est plus, les personnages de ses romans sont comme autant de novae - ces brusques explosions de matière, d'une intense luminosité, qui faisaient croire aux Anciens en la naissance d'une nouvelle étoile, alors qu'elles ne signifient que sa mort...

© Philippe Hemsen

 

*

«Du temps que les enfants savaient jouer, c'est-à-dire sérieusement, et en bande, c'est-à-dire en société hiérarchisée comme telle, l'image qu'ils donnaient de leurs jeux imités des activité des adultes ne différait du modèle que par un excès de zèle. Tout le reste s'y trouvait.» (Le Tam-Tam de Jonathan, Sur la ligne n°7 bis, p;125)

 EXTRAIT

C'est Pierrot qui vint nous prévenir à l'Île Bleue. Suivant le « nouveau dispositif » de Bertrand, il était « de garde aux frontiè­res », ce qui consistait à patrouiller à bicyclette de Petit-Bossay à la grand'route et à surveiller les mouvements de ce monde dont nous nous étions retirés jusqu'à l'arrivée de « l'ennemi ». Il ne s'agissait pas de l'ennemi. C'était l'armée française. Tout au moins ce qu'il en restait.

- Ils ont installé des mitrailleuses juste à l'entrée du village! haleta Pierrot hors d'haleine. Ils ont réquisitionné des charrettes et ils ont barré la route! Le garde a été chercher monsieur le maire.

Le maire, c'était l'onde Gaétan, maire de père en fils, conseiller général du canton de Châtillon. Quand nous arrivâmes au village - toute la bande, y compris sa fille Maïté -, l'oncle était en train de s'engueuler avec un jeune capitaine et ne semblait pas avoir le dessus.

Il devait être trois heures de l'après-midi. Profitant de bâtiments de ferme qui formaient une sorte de goulet un peu en avant du village, «l'armée française » avait fortifié le passage. C'était presque aussi dérisoire que nos propres « fortifications » de l'Île Bleue. Des meurtrières percées à la hâte dans les vieux murs aveugles des granges, une chicane faite de tombereaux et de charrettes emmêlés protégée par un petit canon à bouclier dissimulé sous un porche ouvert, et une vingtaine de soldats casqués, armés de fusils-mitrailleurs et de grenades, piqués sur ce dispositif comme les mannequins vêtus d'oripeaux de la garnison de l'Île Bleue... N'importe, il y avait de l'héroïsme dans l'air. Un petit fanion triangulaire mauve et vert flottait crânement sur la barricade, marqué de deux carabines entrecroisées auréolées de lettres d'argent : 1er  escadron du 18e régiment de dragons. Debout, jambes écartées, vareuse en loque, dépoitraillé, superbe, indifférent aux objurgations pacifistes qui montaient vers lui de la chicane où l'arrière-garde des réfugiés s'engouffrait, un sous-officier imberbe fouillait la route à la jumelle, droit devant lui, au nord.

- Mais enfin, mon capitaine, glapissait l'oncle, le prenant de haut, vous voyez bien que vous gênez!

- Je gêne qui? je gêne quoi? je fais la guerre! Difficile de faire la guerre sans gêner les civils, monsieur le maire. Et si c'est pour eux que vous vous inquiétez, vous allez vite être rassuré. Dans trois heures à peine, il ne passera ici plus un chat. La décrue a commencé, monsieur le maire.

Nous l'avions observé nous-mêmes au cours de nos « missions d'observation aux confins ». Le maigre ruisseau de fuyards n'avait plus rien de comparable avec la cohue des jours précédents. Piétons fourbus poussant des voitures d'enfant ou des bicyclettes trop chargées sur lesquelles ils n'avaient plus la force de pédaler, laissés pour compte de l'exode, les plus pauvres, les moins débrouillards... De temps à autre, une insulte fusait.

- La guerre est finie, bande de cons! Il est bien temps de jouer les petits soldats...

Depuis le discours de Pétain, ils croyaient en effet la guerre finie, et voilà qu'elle ne l'était pas, par la faute de quelques fous dangereux. Il fallait marcher encore...

- Ils n'ont pas de chance, ces malheureux, com­menta froidement le capitaine. S'ils avaient traîné un peu, les Allemands les auraient doublés et ils seraient en train de rentrer chez eux. Enfin, ce sont les derniers. Après, il y aura un vide, et tout de suite après, les Allemands! Peut-être ce soir. Ou demain matin!

Il avait sorti ça aussi sec, sous le nez de l'oncle Gaétan qui en laissa tomber son lorgnon, comme si c'était la meilleure nouvelle de la journée, la guerre enfin fraîche et joyeuse! Un petit homme maigre avec une moustache de mousquetaire et une barbe de huit jours, le bras gauche en écharpe, la manche pendante de sa vareuse tachée de sang, visiblement épuisé, ne tenant plus debout que par volonté et par le plaisir qu'il avait de faire un dernier pied de nez au destin. Il en riait.

- Cela vous amuse? demanda l'oncle, interloqué.

- Pas vous?

Cette fois l'oncle Gaétan éclata. Je connaissais ce genre de colère qui masque une trouille intense.

- Vous savez bien que tout est perdu! Vous avez entendu le Maréchal? Il vous a dit de cesser le combat : Qu'est-ce que c'est que cette vaine gloriole et pour qui vous prenez-vous? Est-ce qu'un petit capitaine de rien a des leçons d'honneur à donner à Pétain? Les Allemands sont à Besançon, à Lyon, à La Rochelle, et vous prétendez les arrêter ici ! A vous tout seul! Ça vous amuse de faire détruire ce village qui ne vous a rien demandé et qui n'aspire plus qu'à la paix? En tant que maire et conseiller général de cette commune, je vous donne l'ordre de déguerpir ou de vous rendre aux autorités allemandes aussitôt qu'elles se présenteront.

L'oncle en tremblait. Il se croyait sublime. Le sauveur du village, c'était lui. Quelques paysans l'en­touraient, l'épicier Magloire, le garde champêtre, le facteur, la postière, le curé. Tous approuvaient gravement. Bertrand me poussa le coude et constata, impassible :

- L'oncle nous fait le don de sa personne.

- Me rendre? dit le capitaine. Déguerpir?

Visiblement, ça passait mal. L'oncle dut s'en apercevoir et reprit d'un ton conciliant:

- S'il s'agit d'honneur, mon capitaine, cela je peux le comprendre. Je vous suggère de ne pas tirer et de vous replier aussitôt en rendant compte à vos supérieurs que vos mitrailleuses se sont enrayées. Ainsi les apparences seront sauves.

Il avait l'air enchanté de sa trouvaille.

- Ça va chauffer, me dit Bertrand.

Nous nous tenions un peu à l'écart, attentifs mais déjà détachés. Si je fouille mes souvenirs, je n'y trouve plus tellement d'émotion. Nous nous contentions de compter les points. La partie ne nous concernait plus. Maïté écoutait son père comme s'il se fût agi de n'importe qui, et son regard n'exprimait rien. Nous aimions pourtant bien ce capitaine. Il avait de la gueule, du panache. Au fond, nous avions pitié de lui. Nous le savions par intuition, quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise, « les autres » allaient l'avaler. « Les autres » ne pourraient supporter qu'il s'affirmât différent d'eux et surtout qu'il y persistât...

Ça commença par chauffer, en effet. Le capitaine agrippa l'oncle Gaétan par le revers de sa veste de chasse.

- Je ne reçois pas d'ordre de vous! je ne reçois plus d'ordre de personne! je le sais, qu'on a demandé l'armistice, mais l'armistice n'est pas signé. J'ai l'intention de l'attendre ici, face à l'ennemi. Comment s'appelle votre patelin?

- Petit-Bossay, hoqueta l'oncle.

- Eh bien, Petit-Bossay, c'est la France! je n'en bouge plus. Ce village sera défendu. Voilà tout ce qui reste de la France et de mon régiment. Nous sauvons l'honneur, monsieur le maire, ce que vous appelez les apparences...

Le capitaine avait lâché l'oncle. Le ton avait changé. C'est d'une voix désespérée qu'il reprit:

- L'honneur, monsieur le maire, est-ce que vous pouvez comprendre cela?

Il se dominait à grand-peine. On le sentait au bord des larmes, près de craquer nerveusement. Ce qui se passa ensuite fut particulièrement abject. L'oncle Gaétan saisit la main du capitaine et la serra entre les siennes, longuement, lui répétant avec un vibrato pénétré, douloureux, compatissant: «Mais bien sûr que nous vous comprenons. Nous aussi, nous sommes déchirés. Seulement les circonstances, n'est-ce pas? Les circonstances, mon capitaine... » Chacun y alla de sa petite phrase bien sentie. Certains osèrent même une larme. On enterrait l'honneur, et les condoléances pleuvaient, la sympathie débordait, l'admiration pour le défunt bien qu'il ne fût vraiment plus de son temps, il fallait quand même le reconnaître... jusqu'au curé qui se fendit d'un sermon où la charité chrétienne vola au secours de la grande frousse qui leur tordait le ventre: «Songez aux mères de vos jeunes soldats, à leurs fiancées peut-être. Ce n'est pas une faute contre l'honneur d'y penser, en ces circonstances... » Et le malheureux, hagard, sonné, piégé, s'excusait presque d'être encore là.

- Alors? s'enquit l'oncle Gaétan, assuré d'emporter l'affaire. La bonne décision, cette fois?

D'un coup de pied au fond de ce marais insalubre, le capitaine, miraculeusement, émergea.

- Foutez-moi le camp!» Dit-il.

- A propos de l'adaptation télévisuelle de L'île bleue - 

1 - Présentation

  "L'île bleue", un film de Nadine Trintignant sur France 2

PARIS, 4 juin 2001 (AFP) - Quand des gamins jouent à la guerre et que la guerre les rattrape. "L'île bleue", adapté pour France 2 du livre éponyme de Jean Raspail et réalisé par Nadine Trintignant, a su trouver le ton juste d'une comédie qui tourne au drame.

Nadine Trintignant (qui a déjà réalisé pour France 2 "Victoire ou la douleur des femmes") a adapté avec Louis Gardel et Vincent Trintignant le livre de Jean Raspail que la productrice Christine Gouze-Rénal lui avait donné à lire. "Le roman était davantage axé sur les enfants. Ils sont à cette période où l'on bascule dans l'âge adulte. Nous y avons ajouté les rapports père-fille entre Pierre Arditi et Julie Delarme", indique la réalisatrice à propos de ce film qui se déroule en juin 1940 dans une très belle propriété, non loin de Paris.

"Je leur ai dit, ce n'est pas un jeu, c'est un travail et il faut que chacun sache son texte", ajoute la réalisatrice qui a dirigé parmi les acteurs en herbe son propre petit-fils Roman. Elle travaille actuellement avec sa fille, Marie Trintignant, à un film pour France 2 sur la vie de Colette.

Bertrand (interprété par Geoffrey Sauveaux dont c'est le premier rôle) a 15 ans. Il mène une bande de gosses au château et est amoureux de sa cousine Mellie plus âgée que lui (Julie Delarme), qui doit se marier avec André (Manuel Blanc). Le père de Mellie, Alexandre (Pierre Arditi), est un joueur invétéré qui a hypothéqué le château pour éponger ses dettes de jeu.

Dernier carré devant l'ennemi

Bertrand, lui, joue à la guerre et ressent amèrement la débâcle et l'invasion allemande. A 15 ans, il éprouve aussi ses premiers émois amoureux. Insolent, courageux, orgueilleux, il décide de préserver avec ses copains son "île bleue", dernier carré devant l'ennemi. Mais le jeu tourne au drame face aux soldats allemands.

 

2 - Avis de Jean Raspail

D'abord écrite à quatre mains par Nadine Trintignant et son fils, Vincent, l'adaptation pour la télévision de L'île bleue avait séduit Jean Raspail. Scrupuleusement fidèle au récit, cette première version du scénario n'eut toutefois pas l'heur de plaire à la productrice, Christine Gouze-Renal; de sorte qu'il fallut reprendre le tout et le remodeler de manière à ce qu'il se pliât davantage aux exigences de...? De la seule productrice? De ses idées en matière de goûts de téléspectateurs? Allez savoir. «Christine Gouze-Renal n'avait plus, télévisuellement parlant, confiance dans un sujet qui s'articulait autour de la guerre et des enfants...», déclara Nadine Trintignant.

Co-écrit avec Louis Gardel, la nouvelle mouture n'eut finalement plus grand chose de commun avec le roman de Jean Raspail. Et celui-ci ne manqua pas de l'observer, non sans regrets:

«Je n'ai pas compris pourquoi le scénario originel n'a pas été retenu. Il était réellement excellent. Dans le second, je ne retrouve l'esprit de mon livre que dans l'univers des enfants que Nadine Trintignant a su conserver. Mais je dois dire que pour le reste, je n'accroche pas tellement... Aujourd'hui, les dialoguistes n'ont plus le sens de la chronologie de l'Histoire et, surtout, il ne parle plus français. De toute façon, il est rare qu'on me réussisse à l'écran. Par deux fois déjà, avec Le Jeu du Roi mais surtout avec Le Roi de Patagonie, les adaptations étaient plutôt moyennes. Mais que ce soit pour moi ou les autres auteurs, c'est toujours pareil: chaque fois que l'on s'écarte du livre, on se plante. On a tendance à vouloir transporter la sensibilité des choses d'aujourd'hui dans les siècles précédents sans se préoccuper de savoir si cela reflète la pensée de l'auteur.»

3 - Notre avis

De notre point de vue, il y a d'abord, dans cette adaptation de L'île bleue, un problème de distribution des rôles. Geoffrey Sauveaux est peut-être un jeune acteur plein d'avenir, mais il n'a rien du personnage dont le nom - Bertrand CARRÉ -  n'est tout de même pas de peu d'importance; Geoffrey Sauveaux n'ayant précisément rien de... carré

Le Bertrand Carré de Jean Raspail est tout d'une pièce, avec ses blessures secrètes, certes, qui lui donnent toute sa présence, sa réalité et sa profondeur, mais il est en premier lieu tout d'attitudes - un terme essentiel chez Jean Raspail, comme nous avons déjà eu l'occasion de le souligner. Attitude droite, fière, intransigeante, attitude de héros, rempli du rôle qu'il n'a ni endossé ni fait sien à la façon d'un acteur, mais qu'il vit, pleinement, dans son âme et dans son cœur. Pour interpréter un tel personnage, il aurait fallu un jeune acteur hors du commun, résistant à tout clin d'œil dans notre direction. Et c'est sans parler des autres personnages, plus insipides les uns que les autres. Pauvre Maïté!...

En définitive, la seule scène qui mérite d'être retenue et qui sauve le téléfilm de l'oubli auquel on est tenté de l'abandonner, sitôt après l'avoir vu, c'est la scène de bataille "imaginaire" dans la grange, ponctuée d'extraits de la très belle adaptation cinématographique du Colonel Chabert. Là seulement a su être évoqué, de manière convaincante, quelque chose de l'esprit des romans de Jean Raspail. Pour le reste... Mieux vaut lire et faire confiance à sa propre imagination.

© Philippe Hemsen