L'Armada de la dernière chance
est une pièce de théâtre radiophonique
inspirée du Camps des Saints...

1972
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C'est aussi le titre d'une Chronique publiée par Jean Raspail dans les colonnes du Figaro le 6 mai 1971, puis reprise dans
Boulevard Raspail.

Nous en reproduisons le texte,
ci-dessous.

L'Armada de la dernière chance

L'autre nuit m'est venue une histoire tout à fait étrange que je voudrais vous conter. Sans doute ce que j'avais lu la veille avait-il déclenché quelque ressort dans ma tête : un reportage sur le Bengale laissant prévoir en vingt ans le doublement — de 70 à 140 millions d'habitants — d'une population qui ne parvient déjà plus à se nourrir, un autre traitant de l'immigration clandestine en Europe et un article sur la famille française moyenne évaluée à 3,37 personnes. Précisons tout de suite que mon histoire se situe au printemps 1991, qu'à cette époque-là je ne serai pas encore un vieillard et qu'il me sera facile alors de compléter ma pensée par une nouvelle chronique : au moins, j'aurai été prévenu à temps...

Se présenta sur les côtes françaises de la Méditerranée, au lendemain de Pâques 1991, une extraordinaire armada, la plus invraisemblable collection de cargos rouilles et de paquebots hors d'âge, tous chargés jusqu'à en couler d'un peuple famélique embarqué par milliers, avec femmes et enfants, quelque part dans le delta du Gange. Las de trop de famines, las de la mort, las de tout, ils avaient rassemblé leurs derniers sous pour s'embarquer vers un monde meilleur, celui où le lait coule à flot et où les gens sont aussi gras que leurs bêtes : l'Occident. Il aurait été intéressant de chercher s'ils avaient obéi à un mouvement spontané ou si, plus vraisemblablement, des meneurs occultes les entraînèrent, en vue de sombres desseins, dans cette espèce de Croisade des pauvres gens. Toujours est-il que l'Occident, Pétrifié, suivit avec une angoisse croissante et muette la lente et inexorable progression de « l'armada de la dernière chance ». On se demanda plus tard qui avait trouvé et répandu ce titre-choc dont l'impact paralysa l'Occident? La dernière chance! Est-ce que cela se refuse?

Au large de Ceylan, l'un des cargos fit naufrage et plus de trois mille passagers périrent, car, à cinq cents milles à la ronde, autour de l'armada, la mer s'était vidée de tout trafic, comme si tous les navires du monde avaient fui comme l'on fuit devant un cas de conscience insoluble. Du côté de Socotra, à l'entrée du golfe d'Aden, un torpilleur égyptien tira plusieurs salves dans les mâtures de l'armada, accompagnées d'avertissements par haut-parleurs : le canal de Suez n'était pas sûr, on ne pouvait en autoriser le passage... Et l'armada fit route au sud, tandis que le torpilleur s'enfuyait. Les Afrikanders, aux aguets derrière les fortifications de leur territoire rétréci, découragèrent tout débarquement. Au moins furent-ils plus humains : ils parachutèrent du riz et de l'eau. Passé le cap de Bonne-Espérance, s'établit un long silence pendant lequel le monde entier retint son souffle, jusqu'au jour où Gibraltar annonça l'entrée en Méditerranée de la pitoyable armada. C'était un spectacle atroce! Sur le pont de vingt navires épuisés, prêts à couler à la moindre lame, cent mille malheureux tendaient leurs bras vers la côte européenne. Les radios arabes se réveillèrent toutes en même temps, exhortant leurs frères musulmans à gagner le nord de la Méditerranée, car c'était là seulement que le lait coulait à flot et que commençait l'Occident. Et l'on devinait la peur sous l'accent pathétique des speakers. A Rome, une voix s'éleva, rappelant en cette période pascale les devoirs de la charité et de l'amour du prochain. Alors, l'armada vint s'échouer à cinquante mètres du rivage, entre Cannes et Saint-Tropez.

La côte était déserte. Tout le monde avait fui en silence, honteusement, bouclant villas et magasins. En équipement de combat, l'armée tenait le rivage. Bravant le mépris universel, le gouvernement avait ordonné la fermeté, au nom de... Au nom de quoi, justement? Et quand, par milliers, des femmes et des enfants squelettiques se ruèrent vers le rivage, c'est une armée saisie de pitié, malade de culpabilité, qui ouvrit ses rangs et les laissa passer. Ce ne fut pas la fin du monde, mais tout au plus, la fin d'un monde.

Quand la nouvelle se répandit par toute la terre cinq flottes semblables prirent la mer, depuis l'Afrique, l'Inde et l'Asie. Alors seulement fut comprise de tous la force irrésistible du tiers monde.

le figaro, 6 mai 1971.

(Cette chronique a donné naissance à mon roman Le Camp des Saints)