C'est
à l'âge de vingt-cinq ans que je suis devenu patagon, sans trop m'en
rendre compte, loin d'imaginer l'importance croissante que présenterait
dans ma vie, au fil des ans, cette nationalité de rechange. Jeune
explorateur, dans les années cinquante, je m'étais volontairement
enfoncé, plusieurs mois durant, dans les solitudes australes de la
Terre de Feu, la Patagonie, le Cap Horn, le détroit de Magellan, là où
se rejoignent le tout et le néant. Sur les cartes marines, en ces
temps, les contours de nombreuses îles figuraient en pointillés hypothétiques.
Les derniers Indiens vivants fuyaient au plus profond des fjords déserts,
emportant dans leurs canots le feu enfermé dans un pot de terre. Les mâts
des grands voiliers naufragés émergeaient encore de la surface de
l'eau noire comme des croix de cimetière, sous le vent, la pluie, la
neige qui sont les trois gorgones de cette extrémité désolée du
monde. C'est là que j'ai appris à vivre : une bonne école. C'est la
que j'ai appris à rêver ma vie. D'autres écrivains
"patagons" m'avaient précédé dans cette voie : Cendrars,
Roger Caillois, et, avant eux, Charles Cros, le plus patagon des poètes,
qui fut l'ami d'Antoine de Tounens, roi de Patagonie, et écrivit, il y
a plus de cent ans : "Ma patrie est bien loin, loin de la France et
de la Terre...
C'est beaucoup plus tard que je me souvins d'Antoine de Tounens, jeune
avoué à Périgueux, qui s'en alla par un coup de génie et de démesure
dérisoire, se faire couronner roi de Patagonie par les Indiens de ces
contrées, en 1860, fut bien vite expulsé par les autorités chiliennes
et argentines et revint en France, à Paris, où, se proclamant roi de
Patagonie en exil, tenant une sorte de cour, publiant des manifestes
signés de ministres fantômes qui n'existaient que dans son rêve, il
en fit tant qu'il déchaîna, pendant de longues années, et jusqu'à sa
mort, en 1878, des torrents de rires et de sarcasmes. Roi du rêve, en dépit
de tout. Je tenais mon souverain. Je m'étais découvert une patrie. Le
royaume imaginaire... Que souhaiter de mieux sur cette terre, en cette
époque, dans ce pays ? Il y a quatre ans déjà, j'en fis un premier
roman ou j'inventai, dans un vieux château breton, un successeur à ce
roi. Le livre s'appelait : Le Jeu du roi. Un jeu de l'esprit, un jeu du
cœur et, si je n'avais pas peur de ce mot, je dirais : un jeu de l'âme.
Et l'on se mit à jouer avec moi. Tant de Patagons volontaires se découvrirent
cette année-là, au fil de mon courrier, que je décidai d'ouvrir chez
moi, en Provence, un consulat général de Patagonie. Le drapeau bleu,
blanc, vert d'Antoine de Tounens flotte à mon balcon. Je ne saurais
plus m'en passer. Dans un temps dépourvu de symboles, je le considère,
déployé au mistral, avec tendresse, avec ironie, avec fierté, avec mélancolie,
et c'est être exactement patagon que de s'accommoder ensemble de ces
quatre sentiments-là. Aujourd'hui, c'est l'histoire même d'Antoine de
Tounens, roi de Patagonie, que j'ai écrite. Comme l'on sait fort peu de
choses à son propos, car il vécut de rêves plus que de réalités,
j'en ai fait un roman. Pour l'honneur des écrivains, ce n'est pas la
première fois, dans l'histoire marginale, qu'un héros malheureux
sortira plus vrai et grandi de son passage entre les mains, le cœur,
l'imagination et la plume d'un romancier. C'était au moins mon secret désir,
cher Antoine... Si j'en juge par mon courrier, il semble que j'y ai
quelque peu réussi. Le consulat général de Patagonie est débordé
par des demandes de naturalisation. Ce sont, pour la plupart, des
lettres de jeunes gens. L'une des dernières reçues est celle d'un
enseigne de vaisseau, officier en second d'un dragueur de mines en
mission dans l'océan Indien. A considérer toutes ces lettres ou
s'expriment précisément les quatre sentiments patagons que j'ai évoqué
plus haut, je me demande si nous vivons dans un pays, et je parle cette
fois de la France, ou il est encore possible de rêver quand on a vingt
ans... |