L'Opinion Indépendante

Jean Raspail, qui vient de recevoir le prix littéraire Jacques Audiberti de la ville d’Antibes, est l’un de nos écrivains les plus singuliers. Du Camp des saints au Jeu du roi en passant par L’Anneau du pêcheur, son oeuvre aristocratique et populaire scelle chez ses lecteurs des fraternités secrètes autour de valeurs nobles : l’amitié, la fidélité, l’honneur. S’il célèbre la puissance du rêve et la force du merveilleux, Jean Raspail est aussi de ces écrivains lucides qui ne peuvent adhérer à leur époque.

Opinion Indépendante : Vous venez de recevoir le Prix Jacques Audiberti. Vous sentez-vous proche de l’univers de cet écrivain ?
Jean Raspail : Je l’ai lu autrefois au début des années 50. Au même moment, j’ai vu aussi ses pièces. C’était une époque épatante car il y avait Audiberti mais aussi Anouilh, Marcel Aymé. Mais quant à dire que je suis familier de l’univers de Jacques Audiberti, non.

Vos héros romanesques sont des solitaires, des individualistes qui fuient la loi du troupeau en s’élevant contre la notion de “collectivité”. N’avez-vous pas l’impression qu’aujourd’hui l’individu est “roi”, qu’il y a eu une formidable atomisation et que le collectif a disparu ?
Si l’individu est devenu roi, il n’a pas de royaume… Je ne crois pas à l’individualisme de maintenant. Tout le monde se ressemble de plus en plus. Les mentalités sont nivelées et il n’y a jamais eu autant de conformisme qu’aujourd’hui. Je ne parle même pas du “politiquement correct” et de toutes les tartes à la crème qui se baladent. Il est très difficile de s’opposer à ce genre de choses et à ce collectivisme rampant de la pensée parce qu’immédiatement le choeur des gardiens de la conscience universelle vous tombe dessus ! L’individu se replie sur lui-même mais c’est d’une façon égoïste. Il se replie sur lui-même mais il est excatement semblable à celui qui est à côté. Donc c’est de la blague ! Tout le monde pense de la même façon.

Lorsque Le Camp des saints a été publié en 1973, beaucoup ont dit que ce roman était prophétique. Avez-vous le sentiment que ce que décriviez est arrivé ?
Non, pas du tout. En fait, ce n’est pas un livre prophétique. C’est une sorte de symbole ou de parabole. Si on prend le récit au pied de la lettre, je me suis trompé puisque cet envahissement pacifique de l’Occident par le Tiers-Monde se produisait avec l’arrivée subite par bateaux de trois millions de personnes. Cela ne se passe pas du tout de cette façon-là. D’autre part, Le Camp des saints se déroulait dans une unité de temps et de lieu. Aujourd’hui, ces mouvements se produisent sur de longues distances. C’est pour cela qu’il faut prendre le livre pour une parabole. En revanche, ce qui reste important dans ce roman ce sont les réactions de l’Occident. Ces réactions sont presque toutes foireuses. Il y a une espèce de paralysie de l’action et de la pensée car on ne peut pas s’opposer à des gens pauvres et affamés. C’est ça le thème. Il n’est ni chrétien ni charitable de s’opposer. Au nom de quoi ? Or, on pourrait penser que si l’on veut s’y opposer - pour des raisons bonnes ou mauvaises - on a le droit de le faire. Il y a autant de raisons de se défendre que de raisons de lâcher. Là où Le Camp des saints a une certaine valeur prophétique c’est qu’il a anticipé les réactions d’aujourd’hui.

Dans vos romans, on trouve une recherche ou une célébration - parfois teintée de mélancolie - d’un monde perdu, d’un royaume souvent imaginaire. Cette célébration, de ce qui n’est pas ou qui n’est plus, semble paradoxalement plus vivante et plus tonique que la croyance au paradis à venir ...
Dans mes romans, les gens vont chercher ailleurs et ailleurs il n’y a rien. Puis, il y a une sorte de dernier carré formé par des gens qui ont du panache… Et tout cela ne sert plus à rien.

Quels sont les écrivains ou la famille d’écrivains dont vous vous sentez proche ?
Si on me demande qui a bien pu influencer mes livres, j’en citerais un : Buzzati avec Le désert des Tartares. Mais honnêtement, je crois que je suis assez original. Il est difficile - à part Buzzati à qui personne ne pense à mon propos - de m’accrocher à qui que ce soit. Il peut y avoir chez moi, comme chez d’autres, un peu de Déon, un peu de Jacques Perret, un peu du grand maître Chateaubriand, un peu de Stendhal… On est nourri d’une certaine culture mais je pense que je ne ressemble pas à d’autres.

Dans Le jeu du roi, il y a une expression qui définit bien votre univers, c’est “orphelins du rêve”. Rencontrez-vous encore de ces orphelins du rêve ?
Il y a moi ! Nous sommes dans un monde où il est très difficile de se projeter dans une existence rêvée. Je ne parle pas du rêve du type qui pense qu’il va gagner au loto. Ce monde-ci ne permet pas du tout le rêve. ce qui explique tout ce désarroi, dans la jeunesse en particulier. C’est quand même épatant d’avoir été jeune il y a une centaine d’années quand ce monde s’ouvrait complètement, où l’on pouvait découvrir je ne sais quoi, où il y avait des terres à prendre de partout… C’était extraordinaire ! Aujourd’hui, le seul rêve de conquête ou de dépassement complet c’est l’espace - qui est un univers de machines - ou alors la vie mystique intérieure. Je n’en vois pas d’autres. On ne sait plus où projeter nos rêves. En écrivant mes livres, je me raconte des histoires à moi-même. Mes livres racontent à peu près la même histoire : la recherche d’un rêve absolument irréalisable.

Si vous aviez pu vivre à une autre époque, quel siècle auriez-vous choisi et d’autre part n’auriez-vous pas tout de même ressenti ce sentiment d’exil que l’on trouve dans votre oeuvre ?
Je pense que le XVIIIème et le XIXème étaient parmi les siècles les plus extraordinaires… J’aurais peut-être choisi le XIXème car on était encore dans un monde qui était ouvert. On était dans une civilisation très ancienne mais on sentait poindre les moyens modernes sans qu’ils nous domestiquent comme maintenant.
L’imaginaire n’est-il pas une arme qui permet d’échapper à tout et d’entrer partout ?
Oui, certainement. C’est comme cela qu’on se sauve. On fuit, on s’en va. C’est ce qui fait la grande chance du romancier. J’aime m’échapper dans le rêve.

Certains de vos lecteurs se sont appropriés la Patagonie mythifiée de vos romans. N’est-ce pas la plus belle reconnaissance pour un romancier ?
Oui, bien sûr. Il y a même un Consulat général de Patagonie. Chacun rêve comme il veut de la Patagonie. C’est un mythe et donc on en fait ce qu’on veut. Peut-être que je réponds à un besoin d’évasion et de merveilleux qui se trouve chez certaines natures bien nées…

Propos recueillis par Christian Authier