JACQUES PERRET
UN
CHOUAN ÉPIQUE ET MOQUEUR
Ce n’est pas des lecteurs qu’il avait, Jacques Perret, mais
des dizaines de milliers d’amis chaleureux qui, pourtant,
ne l’avaient jamais vu et n’avaient jamais entendu le son de sa
voix. Il sortait peu, recevait rarement et ne participait
en aucune façon à la gesticulation littéraire. Ce n’était
pas un solitaire, c’était un homme d’une vraie discrétion, pétri
d’une pudeur de bon aloi et qui avait horreur de parler de lui.
Il disait drôlement : « D’aucuns ont prêté à mes
silences des trésors clandestins et j’en laisse courir le bruit… »
Avec Perret, il fallait aussi savoir écouter les silences. On y
entendait - on y entendra longtemps le murmure qui s’éloigne, épique
et moqueur à la fois, d’une France que nous aimions et qui nous a
quittés, comme Perret.
La
peine est immense chez les milliers
d’amis de Jacques
Perret, et je devine ce qu’ils feront ainsi que je le ferai : ils se
recueilleront en eux-mêmes, établiront le silence propice et s’en
iront choisir dans leur bibliothèque tel ou tel livre vingt fois lu de
Perret Rôle de plaisance, Les Biffins
de Gonesse,
Le Vent dans les voiles et La Bête mahousse…, pures
merveilles ; ils se carreront dans leur fauteuil, sous la lampe, un
verre de vieux rhum à portée de main pour une longue veillée de
lecture. C’est ainsi qu’au milieu de leur tristesse surgira un
bonheur immense. Perret a toujours écrit avec son âme, et c’est son
âme qu’ils entendront. Éclatera cette évidence : Perret est
immortel.
Cette
immortalité ne date pas d’hier. Lorsqu’il naquit en 1901, Perret
avait déjà une longue vie derrière lui, depuis Clovis et les rois
francs, pour le moins. A l’image de l’inoubliable Gaston Le Torch (Le
Vent dans les voiles), Jacques Perret avait payé de sa personne à
la bataille des Harengs, à Malplaquet, Sébastopol, au Tonkin, sur la
Somme... Cette façon qu’il avait, qu’il a, qu’il aura toujours,
qui est sa marque, inimitable et grandiose, de transiter d’une époque
à l’autre, et de se balader de siècle en siècle avec tant de
naturel qu’on jurait qu’il avait vécu deux mille ans. Et puis, il y
était chez lui. En France ! Mais pas n’importe quelle France...
Je
me souviens d’une émission d’« Apostrophes », il y a une douzaine
d’années. Le thème : « Mais où est donc passée la droite ? »
C’est vrai qu’à cette époque-là les écrivains « de droite » se
planquaient. Bernard Pivot n’en revenait pas. A part Geneviève
Dormann et moi, ils s’étaient tous défilés. Alors j’avais pensé
à Jacques Perret. Lui qui avait horreur de se montrer, il avait
bravement accepté. Pour nous donner du courage (« Apostrophes »
passait en direct), nous avions d’abord bu un petit rhum sur un zinc
de la rue Cognacq-Jay. Quand vint son tour, Perret fut parfait, beau
comme il a toujours été, l’œil narquois... et résolument muet.
Tout de même, bien élevé, il sentit qu’il fallait parler. Chacun
s’était tu, sur le plateau. Alors Perret, dans le silence, fixant de
son regard bleu la caméra, dit : « Je suis pour le trône et
l’autel. » Pivot en resta sans voix. Ce fut tout, et tout était
dit, Perret n’ajouta pas un mot. Il n’y avait rien à ajouter. C’était
cela, la France de Perret.
Il
sortit une autre fois, en ma compagnie pour s’en aller recevoir à
l’Hôtel de Ville, des mains de M. Jacques Chirac, le grand prix de
littérature de la Ville de Paris. La poignée de main protocolaire le
chagrinait. Jacques Chirac était gaulliste, et Jacques Perret, ma foi,
ne l’était pas, pour cause d’Algérie française où il s’était
fortement engagé après les champs Catalauniques, et Malplaquet. Quatre
condamnations pour offense au chef de l’État, de lourdes amendes qui
le mirent sur la paille, son fils Jean-Loup, en prison et sa médaille
militaire confisquée. On la lui rendit après l’amnistie. Ce fut le
bouquet ! « Qu’est-ce que c’est que ça ! disait-il. On
vous la donne, on vous
la reprend, on vous la rend ! Qu’ils aillent se faire f… ! »
Avec Chirac, l’affaire semblait
mal partie. Perret avait croisé ses bras derrière le dos. Au dernier
moment, il me dit : « Ouf ! Je m’en souviens, Chirac a voté
contre l’avortement. Je lui serrerai quand même la main… sans
forcer. » Ce qui fut fait. Égaré au milieu de la foule qui
l’avait déjà oublié et se ruait sur les buffets, étranger à cette
tribu. Perret jugea décent de se retirer. Nous terminâmes la soirée
devant un muscadet bien frais, au comptoir d’un café de la place de
l’Hôtel-de-Ville, contemplant en face les salons brillamment illuminés
où se poursuivait sans lui la réception. L’œil bleu de Jacques
Perret jubilait.
Une autre image que je veux
emporter de lui, c’est Perret à sa table de travail, ses longues jambes
vissées au pied de sa chaise inconfortable, le dos droit, l’œil gai,
la moustache gaulloise, toujours tiré à quatre épingles dans son
costume de velours convenablement assoupli par l’usage : son fils
m’avait dit de lui qu’il ne l’avait jamais vu en bras de chemise
ni en pantoufles. Rien de la pose, mais une immémoriale méfiance à
l’égard de la plus petite tentative de veulerie. Sur le bureau
‑ simple table ‑, rien d’autre que des feuillets roses
noircis ‑ il disait « grattés » ‑ dans la journée,
couverts de flèches et de rajouts. Jacques Perret écrivait lentement.
Comme tous les vrais artisans, accélérer son rythme ne lui serait
pas venu à l’idée, fût-ce et surtout par nécessité pécuniaire.
Et Dieu sait que ce fut souvent son lot !
Comme
tous les paresseux de bonne race, il travaillait énormément, honteux
à la seule idée d’une journée sans labeur arraché. Sur la table,
aucun accessoire, pas de dictionnaires ni de garde-langage en six
volumes. Perret avait toute la langue fançaise sur le pied de guerre
dans sa tête sans qu’il y manquât un seul mot juste. Pas d’autre
outil qu'un encrier d’écolier et un porte-plume Sergent-major. Il lui
fallait « l’outil dans la main, la plume emmanchée dans le
porte-plume comme le fer de houe dans son manche de frêne, et vas-y
petit, gratte ». Là encore, aucune pose. Pas plus qu'à l'heure du
café lorsqu'il serrait le moulin entre ses genoux et tournait la
manivelle avec, dans le regard, un éclair de jubilation. Le moulin à
café avait cent ans pour le moins. Perret, qui savait tout faire,
l'avait réparé vingt fois de ses mains. Car l'important, disait-il,
pour l'objet qui tire à sa fin, ce n'est pas tant de le garder en vie
mais d'en faire un usage aussi longtemps qu'il pourra, il en va de sa
dignité. Sur la cheminée, un voilier de Terre-Neuve, maquette d'époque.
C'était son repos de l'œil, le grand rêve hauturier sans cesse
reconduit entre deux assemblages de phrases à
l'équerre de son
immense talent.
D'autres
que moi le salueront, ce talent, tant qu'on saura, dans ce pays, ce qu'écrire
en français veut dire. Quitte à
à me brouiller avec les
cinq écrivains (je suis économe de mes sentiments) qui, m'honorent de
leur amitié, je déclare ici que Perret est le seul écrivain de ces
quarante dernières années qu'on reconnaisse immédiatement à son
style. Là-dessus comme sur le reste, il n’a jamais transigé. Un
style époustouflant. Un naturel de haute volée. Un vocabulaire
succulent, familier et aristocrate à la fois, où le mot est toujours
mieux choisi, plus juste, plus vrai, plus gai, plus français. Un
enchantement du cœur et de l’âme. Et ces histoires que Perret
racontait ! Souvenons-nous de L'Oiseau rare (sans doute sa plus
belle nouvelle), « La Grande Goële de la Compassion ». Sur la
tombe de Jacques Perret, je suis certain qu’on l’y trouvera, battant
des ailes dans son chagrin.
Jean
RASPAIL
|