Le Figaro-Littéraire du 18 décembre 1992
JACQUES PERRET

UN CHOUAN ÉPIQUE ET MOQUEUR

  Ce n’est pas des lecteurs qu’il avait, Jacques Perret, mais des dizaines de milliers d’amis chaleureux qui, pourtant, ne l’avaient jamais vu et n’avaient jamais entendu le son de sa voix. Il sortait peu, recevait rarement et ne participait  en aucune façon à la gesticulation littéraire. Ce n’était pas un solitaire, c’était un homme d’une vraie­ discrétion, pétri d’une pudeur de bon aloi et qui avait horreur de parler de lui.  Il disait drôlement : « D’aucuns ont prêté à mes silences des trésors clandestins et j’en laisse courir le bruit… » Avec Perret, il fallait aussi savoir écouter les silences. On y entendait - on y entendra longtemps le murmure qui s’éloigne, épique et moqueur à la fois, d’une France que nous aimions et qui nous a quittés, comme Perret.  

La peine est immense chez les milliers d’amis de Jacques Perret, et je devine ce qu’ils feront ainsi que je le ferai : ils se recueilleront en eux-mêmes, établiront le silence propice et s’en iront choisir dans leur bibliothèque tel ou tel livre vingt fois lu de Perret Rôle de plaisance, Les Biffins de Gonesse, Le Vent dans les voiles et La Bête mahousse…, pures merveilles ; ils se carreront dans leur fauteuil, sous la lampe, un verre de vieux rhum à portée de main pour une longue veillée de lecture. C’est ainsi qu’au milieu de leur tristesse surgira un bonheur immense. Perret a toujours écrit avec son âme, et c’est son âme qu’ils entendront. Éclatera cette évidence : Perret est immortel.

 

Cette immortalité ne date pas d’hier. Lorsqu’il naquit en 1901, Perret avait déjà une longue vie derrière lui, depuis Clovis et les rois francs, pour le moins. A l’image de l’inoubliable Gaston Le Torch (Le Vent dans les voiles), Jacques Perret avait payé de sa personne à la bataille des Harengs, à Malplaquet, Sébastopol, au Tonkin, sur la Somme... Cette façon qu’il avait, qu’il a, qu’il aura toujours, qui est sa marque, inimitable et grandiose, de transiter d’une époque à l’autre, et de se balader de siècle en siècle avec tant de naturel qu’on jurait qu’il avait vécu deux mille ans. Et puis, il y était chez lui. En France ! Mais pas n’importe quelle France...

Je me souviens d’une émission d’« Apostrophes », il y a une douzaine d’années. Le thème : « Mais où est donc passée la droite ? » C’est vrai qu’à cette époque-là les écrivains « de droite » se planquaient. Bernard Pivot n’en revenait pas. A part Geneviève Dormann et moi, ils s’étaient tous défilés. Alors j’avais pensé à Jacques Perret. Lui qui avait horreur de se mon­trer, il avait bravement accepté. Pour nous donner du courage (« Apostrophes » passait en di­rect), nous avions d’abord bu un petit rhum sur un zinc de la rue Cognacq-Jay. Quand vint son tour, Perret fut parfait, beau comme il a toujours été, l’œil narquois... et résolument muet. Tout de même, bien élevé, il sentit qu’il fallait parler. Chacun s’était tu, sur le plateau. Alors Perret, dans le silence, fixant de son regard bleu la caméra, dit : « Je suis pour le trône et l’autel. » Pivot en resta sans voix. Ce fut tout, et tout était dit, Perret n’ajouta pas un mot. Il n’y avait rien à ajouter. C’était cela, la France de Perret.

           Il sortit une autre fois, en ma compagnie pour s’en aller rece­voir à l’Hôtel de Ville, des mains de M. Jacques Chirac, le grand prix de littérature de la Ville de Paris. La poignée de main protocolaire le chagrinait. Jacques Chirac était gaulliste, et Jacques Perret, ma foi, ne l’était pas, pour cause d’Algérie française où il s’était fortement engagé après les champs Catalauniques, et Malplaquet. Quatre condamnations pour offense au chef de l’État, de lourdes amendes qui le mirent sur la paille, son fils Jean-Loup, en prison et sa médaille militaire confisquée. On la lui rendit après l’amnistie. Ce fut le bouquet ! « Qu’est-ce que c’est que ça ! disait-il. On vous la donne, on vous la reprend, on vous la rend ! Qu’ils aillent se faire f… ! »

            Avec Chirac, l’affaire semblait mal partie. Perret avait croisé ses bras derrière le dos. Au dernier moment, il me dit : « Ouf ! Je m’en souviens, Chirac a voté contre l’avortement. Je lui serrerai quand même la main… sans forcer. » Ce qui fut fait. Égaré au milieu de la foule qui l’avait déjà oublié et se ruait sur les buffets, étranger à cette tribu. Perret jugea décent de se retirer. Nous terminâmes la soirée de­vant un muscadet bien frais, au comptoir d’un café de la place de l’Hôtel-de-Ville, contemplant en face les salons brillamment illuminés où se poursuivait sans lui la réception. L’œil bleu de Jacques Perret jubilait.

            Une autre image que je veux emporter de lui, c’est Perret à sa table de travail, ses longues jam­bes vissées au pied de sa chaise inconfortable, le dos droit, l’œil gai, la moustache gaulloise, tou­jours tiré à quatre épingles dans son costume de velours conve­nablement assoupli par l’usage : son fils m’avait dit de lui qu’il ne l’avait jamais vu en bras de chemise ni en pantoufles. Rien de la pose, mais une immémo­riale méfiance à l’égard de la plus petite tentative de veulerie. Sur le bureau ‑ simple table ‑, rien d’autre que des feuillets roses noircis ‑ il disait « grat­tés » ‑ dans la journée, couverts de flèches et de rajouts. Jacques Perret écrivait lentement. Comme tous les vrais arti­sans, accélérer son rythme ne lui serait pas venu à l’idée, fût-ce et surtout par nécessité pécuniaire. Et Dieu sait que ce fut souvent son lot !

Comme tous les paresseux de bonne race, il travaillait énormé­ment, honteux à la seule idée d’une journée sans labeur arra­ché. Sur la table, aucun acces­soire, pas de dictionnaires ni de garde-langage en six volumes. Perret avait toute la langue fançaise sur le pied de guerre dans sa tête sans qu’il y manquât un seul mot juste. Pas d’autre outil qu'un encrier d’écolier et un porte-plume Sergent-major. Il lui fallait « l’outil dans la main, la plume emmanchée dans le porte-plume comme le fer de houe dans son manche de frêne, et vas-y petit, gratte ». Là encore, aucune pose. Pas plus qu'à l'heure du café lorsqu'il serrait le moulin entre ses genoux et tournait la manivelle avec, dans le regard, un éclair de jubilation. Le moulin à café avait cent ans pour le moins. Perret, qui savait tout faire, l'avait réparé vingt fois de ses mains. Car l'impor­tant, disait-il, pour l'objet qui tire à sa fin, ce n'est pas tant de le garder en vie mais d'en faire un usage aussi longtemps qu'il pourra, il en va de sa dignité. Sur la cheminée, un voilier de Terre-Neuve, maquette d'épo­que. C'était son repos de l'œil, le grand rêve hauturier sans cesse reconduit entre deux assembla­ges de phrases à l'équerre de son immense talent.

D'autres que moi le salueront, ce talent, tant qu'on saura, dans ce pays, ce qu'écrire en français veut dire. Quitte à à me brouiller avec les cinq écrivains (je suis économe de mes sentiments) qui, m'honorent de leur amitié, je déclare ici que Perret est le seul écrivain de ces quarante derniè­res années qu'on reconnaisse immédiatement à son style. Là-dessus comme sur le reste, il n’a jamais transigé. Un style époustouflant. Un naturel de haute volée. Un vocabulaire succulent, familier et aristocrate à la fois, où le mot est toujours mieux choisi, plus juste, plus vrai, plus gai, plus français. Un enchantement du cœur et de l’âme. Et ces histoires que Perret racontait ! Souvenons-nous de L'Oiseau rare (sans doute sa plus belle nouvelle), « La Grande Goële de la Compassion ». Sur la tombe de Jacques Perret, je suis certain qu’on l’y trouvera, battant des ailes dans son chagrin.

Jean RASPAIL