JEAN RASPAIL

La route de la fourrure

Avec l'expédition Marquette

 De ce texte, Jean Raspail nous écrit qu'il lui était sorti de la tête et qu'il ne sait même pas où il fut publié.... Mais nous l'avons retrouvé ! Il fut publié le 29 juillet 1949, dans les colonnes du journal L'ÉPOQUE. Autant dire qu'il s'agit d'un des premiers textes publiés de Jean Raspail...

Ci-contre : Jean Raspail, à l'époque des expéditions Marquette.

 

Ottawa, juillet.

 

       Qui ne connaît la route de la soie, itinéraire fantastique de Marco Polo, la pénétration de Cortez dans les montagnes mexicaines ?… Autant de grandes voies historiques dont la renommée permanente est un hommage à la ténacité des pionniers, qui, chaque siècle, reculèrent peu à peu les bordures du monde connu. L'Amérique du Nord est un monde à elle seule – elle le fut du moins – et la découverte de ses immenses espaces intérieurs exigea trois cents ans de lente pénétration, par l'unique moyen de transport possible dans ce pays où lacs et rivières s'entrecroisent en un réseau unique au monde : le canot.

Trois cents ans de canot

    Non loin de Montréal, ville moderne d'un million et demi d'habitants, j'ai pu croiser sur la rivière Ottawa un vieil homme aux cheveux blancs qui, sa valise dans un petit canot, descendait lentement, à l'aviron, vers la vallée du Saint Laurent. D'un large signe de la main, sa pagaie tendue, il m'a salué selon les règles antiques de politesse de la rivière. Et nous sommes en 1949 !

  Au-dessus de nous, un hydravion de la surveillance forestière remontait rapidement le cours du fleuve : engin essentiellement moderne mais dont les flotteurs témoignent encore des exigences de ce pays. Or, il y a trente ans, l'hydravion n'existait pas et, qui voulait connaître ces rivières, travailler sur leurs rives, veiller sur leurs forêts, devait le plus souvent circuler en canot. Il y a seulement trente ans que s'est terminé pour le canot un véritable règne de trois siècles, commencé sous Champlain en 1600. On ne s'imagine pas ce gentilhomme, gouverneur pour Henri IV, avironner comme un indien, à genoux dans un canot d'écorce de bouleau. Pourtant, il en fut ainsi : durant 20 ans de sa vie, Champlain parcourut près de 20 000 kilomètres à la pagaie, refaisant plusieurs fois le trajet de Québec au Lac Supérieur. Partout où il passait, il signait des traites avec les Indiens, installait des missions, fondait des postes de commerce et bâtissait des forts. Cet homme avait vraiment compris qu'il ne fallait pas se borner à occuper les rives de l'océan, mais que la pénétration vers l'intérieur était la seule solution d'avenir. Par le Saint Laurent, l'outaquais – aujourd'hui Ottawa – la rivière des français, le Nord du lac Huron, Sault-Sainte-Marie, les lacs Michigan et Supérieur, des milliers de coureurs de prairie, de missionnaires, de trappeurs, de soldats, d'aventuriers et de commerçants ont, derrière Champlain, jeté les premières bases de deux des plus vastes nations du monde.

 

Les engagés du Grand Portage.

Tout pays qui veut se développer doit donner la première place à son commerce, règle générale qui trouva nécessairement son application en Nouvelle-France. L'Europe réclamait des fourrures et c'est à la conquête de nouveaux postes d'échange avec les Indiens que s'élancèrent des centaines et des centaines d'hommes, organisés en brigades et compagnies que divisaient des rivalités farouches. Des fourrures, toujours plus de fourrures…et peu à peu, des rivières inconnues s'ouvraient aux prêtres et aux envoyés de la couronne, qui, derrière les brigades, installaient dans ces contrées sauvages des colonies de blancs de plus en plus nombreuses.. La route de la fourrure devint alors réellement l'épine dorsale du Canada et des futurs États-Unis.

On les appelait les engagés du Grand Portage, ces hommes, ces hommes qui chaque année, du mois d'avril au mois de septembre, menaient une vie de forçats volontaires au service des compagnies pelletières. Levés à trois heures du matin après cinq heures seulement de sommeil de bête harassée, dévorés par ces énormes moustiques canadiens, qu'on appelle les maringouins et qu'ils redoutaient plus que les Indiens, les yeux brûlés par la réverbération du soleil, abrutis par l'effort incessant, ils peinaient sur l'aviron au moins quatorze heures par jour. Leurs canots, montés par douze hommes, transportaient dix tonnes de marchandises, à l'aller comme au retour, et que, de nombreuses fois, il fallait charrier sur ses épaules suivant des chemins de portage abruptes et dangereux. On trouve encore de vieilles croix sur ces chemins grimpants par lesquels on évitait les rapides : quelque "engagé", emporté jadis par le courant et broyé par les rochers. Mais, cette vie éreintante, pour rien au monde ils ne l'auraient abandonnée, et chaque année, ils reprenaient l'aviron, poussés par la même force qui rejette le marin à la mer et le colonial à son désert. Leur départ de Montréal ou de Trois-Rivières donnait toujours lieu à des réjouissances, semblables à celles qui présidaient autrefois au départ des terre-neuvas : magnifiquement habillés et chamarrés comme des chefs indiens, ils recevaient la bénédiction traditionnelle puis, lentement, quittaient le port, chantant à pleine voix ces chants de canots qui sont devenus maintenant pour le Canada autant d'hymnes nationaux.

 La dernière brigade

Et peu à peu la route de la fourrure entra dans l'Histoire, avec ses héros, ses morts et sa mystique. Désertée maintenant par les canots, elle demeure presque intacte, en marge des chemins de fer et des  autostrades. Elle est devenue, de Trois-Rivières à Ottawa, une voie de navigation exceptionnelle, où les cargos ont pris la place des brigades de la fourrure. Mais on la retrouve vite, inchangée, toujours bordée d'immenses forêts et coupée de rapides infranchissables, infestée de moustiques et de mouches noires : quelques clochers, rappellent aux voyageurs le siècle où nous vivons mais l'illusion est de courte durée : la route est  bien la même et réclame autant de prudence que jadis. L'équipe Marquette la suit depuis plusieurs semaines déjà, à l'aviron et sans moteur, dernière et bien petite brigade : la fin d'une race en quelque sorte. Les Indiens ne sont plus des sauvages, quoiqu'on rencontre de nombreuses réserves sur le parcours, mais le vent et le sable demeurent qui rendent la marche plus pénible. Il faut toujours porter canots et gages sur son dos le long des sentiers de portage, un voile sur le visage pour se protéger des maringouins. Un vieil indiens des environs de Trois-Rivières qui ne sait ni lire ni écrire a construit nos deux canots suivant les règles immuables. La toile a remplacé l'écorce des bouleau mais la ligne reste la même. Ils ont cinq mètres de long et trente cinq centimètre de profondeur et transportent chacun deux hommes et cent kilos de bagages. Comme nous sommes loin des douze hommes et de leurs dix tonnes de matériels ! et ceux-ci faisaient deux voyages dans le même temps qu'il nous est nécessaire pour en accomplir un  seul. Nous ne pouvons donc soutenir la comparaison.  Nous n'allons pas chercher des fourrures mais voulons nous mêler à la vie intime de ce pays qu'on appelait jadis la Nouvelle-France, non seulement de ses habitants mais aussi de ses forêts et de ses rivières dont la connaissance est indispensable à qui veut bien comprendre l'âme du Canada.