Sur les traces du dernier
ROI d'ÉCOSSE

Figaro-Magazine, juillet 2002

 

Le 57e parallèle nord, c'est le même qui passe en tangente au Groenland, qui franchit le Labrador, l'Alaska, le Kamchatka, et sur la côte ouest de l’Écosse, près du petit port d’Arisaig. croise une baie sauvage et profonde qui s’enfonce à l’intérieur des terres : le loch Nam Uamh. C’est là que le 25 juillet 1745 débarqua le prince Charles-Edouard Stuart, immortel « Bonnie Prince Charlie ». C’est là aussi qu'il rembarqua, un an et cinquante-six jours plus tard, son rêve définitivement brisé.
Le mot « paysage » ne convient pas aux Highlands. C’est « spectacle » qu’il faudrait dire, spectacle à couper le souffle, féerie, fantasmagorie, ou bien cantate. On y est saisi, pétrifié par une sorte de sentiment religieux. Au sein de cet univers grandiosement dépouillé, on perçoit en soi-même des mouvements profonds, un intense regret de ce qu’on aurait pu êre si l’on avait vécu en d’autres temps...
25 juillet 1745, loch Nam Uamh. Le jour se lève. Imaginez un canot à rames qui sort d’une épaisse brume d’été. En plus des marins qui souquent, ils ne sont que huit hommes à bord. Huit pour reconquérir un trône ! L’aventure commençait, qu'en Ecosse on appelle the Forty-Five. Alexandre Dumas dira : « J’aimerais avoir inventé cette histoire ! » Debout à l’avant de la barque, un personnage de haute taille, vêtu de noir, contemple avec gravité la côte : petit-fils du dernier roi Stuart Jacques II, fils du prétendant Jacques III, exilé en Italie, le prince Charles-Edouard a 24 ans et un physique de jeune premier. Dans les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand le saluera: « Il avait l’intelligence, le courage et la séduction; que lui a-t-il manqué ? La main de Dieu. » Ses partisans s’appellent jacobites (du latin Jacobus, Jacques). Ils vomissent les kings George, ces usurpateurs hanovriens, et luthériens par-dessus le marché, qui ne parlent même pas l’anglais, et encore moins le gaélique. Le prince saute à terre le premier, puis le vieux Tullibardine, duc d’Atholl, suivi de Hugues MacDonald, qui est l’évêque des Hébrides — car il y avait un évêque catholique, aux Hébrides, où l’on ne compte plus aujourd’hui qu’une seule paroisse fidèle à Rome...
Le clan MacDonald tient le loch Nam Uamh et l’unique maison au fond de la baie : Borrodale Farm. Le clan Mac Donald a la tripe jacobite, mais il a déjà versé tant de sang lors des soulèvements avortés de 1690 et de 1715 que ses chefs sont réticents. Ils espéraient l’appui des Français, or le prince se présente presque seul. On lui conseille « de rentrer chez lui ».
« Mais je suis chez moi! » dit-il fièrement.
 

A Culloden, on marche
sur les morts
 

De mémoire de Highlander, c’est toujours le coeur qui décidE. Le coeur, l’élan, l’impondérable. Charles-Edouard est si jeune, si démuni. Sa tête a été mise à prix par George II. Et il a déjà renvoyé le petit navire qui l’avait amené de France. Que leur importe ! Sur la grève grise et déserte, le MacDonald de Borrodale ploie le genou, et tous les autres avec lui. L’un des témoins dira plus tard : « Dès que je vis Son Altesse Royale, notre prince si longtemps désiré mon coeur se gonfla de joie dans ma poitrine... » Marchant à mon tour sur cette grève que rien ne signale aux visiteurs, j’ai tenté d’imaginer la scène. L’hommage féodal, la fidélité, la nature et le caractère sacré des certitudes monarchistes, tout cela jaillissant spontanément sous le ciel bas et plombé du Nam Uamh. Ces temps-là se sont enfuis...
A Borrodale Farm, le prince a installé ses quartiers. Tout dépend du ralliement des clans. Ses messagers sillonnent les Highlands. Le rendez-vous est fixé à Glenfinnan, sur la rive du sombre loch Shiel. Au jour prévu, 19 août 1745, il est là. Il attend. Cette fois il est vêtu en prince, un plaid jeté sur les épaules, aux couleurs du tartan Stuart, la rose blanche jacobite à six pétales plantée au relevé de son bonnet. Une centaine d’hommes seulement l’entourent, tous MacDonald. Le temps passe, mais les autres tardent. Les mines s’allongent. Les regards s’assombrissent. Tant d'espérance sitôt engloutie. Mais voilà que dans le silence pointe le son d’une cornemuse, puis d’une deuxième, et d’autres encore. Ce sont les clans ! Ils descendent de la montagne, les Cameron, les Stewart of Appin, les MacDonnel, les Atholl, les Mackintosh, commandés par lady Mackintosh en personne, laquelle remplace crânement son mari, qui a trahi, et miss Jenny Cameron, à cheval... Au merveilleux petit musée de Glenfinnan, des centaines de figurines de plomb revivent intensément cette scène. Tous acclament Bonnie Prince Charlie et l’étendard rouge des Stuarts qui flotte dans le vent froid du loch. Cet étendard avait été brodé dans la nuit par les femmes du hameau voisin de Dolelia. Inutile de chercher Dolelia sur la Carte. Lors des représailles de 1746, les troupes du duc de Cumberland n’en laissèrent pas pierre sur pierre.
Et l’armée de Bonnie Prince Charlie se met en route dans l’enthousiasme en traînant ses deux petits canons. Avec trois mille hommes, le prince marche au sud : il s’en va reconquérir l’Angleterre A Blair Castle, dans les monts Grampian, qui appartient au vieux duc d’Atholl - lequel le paiera de sa vie - il est reçu en souverain. Rien ne résiste aux Highlanders. Leur technique de combat ne varie pas. Ils poussent des hurlements affreux, des cris de guerre sauvagement rugueux en brandissant des épées, des haches. S’abritant derrière leurs boucliers ronds venus du fond du Moyen Age, ils foncent sur les habits-rouges qui s’enfuient, épouvantés. Sous les murailles d’Edimbourg, la bataille de Prestonpans dure dix minutes et le fantôme du général anglais sir John Cole court encore. En décembre 1745, Charles-Edouard s’empare de Derby, à deux cents kilomètres de Londres. C’est Napoléon à Moscou. L’hiver vient. l’Écosse est loin, les clans aspirent à rentrer chez eux, et les Anglais, qui ne sont pas écossais, restent fidèles à leur roi allemand. Alors, le prince ordonne la retraite. Dernier acte : Culloden, près d’Inverness, au nord de l’Écosse, le 16 avril 1746.
Sur la route de l’aéroport, le théâtre de ce requiem est aujourd’hui monument national écossais. Des drapeaux flottent, signalant les deux lignes ennemies. Des stèles gravées aux noms des clans indiquent l’emplacement des fosses communes où furent jetés les Highlanders. A Culloden, on marche sur les morts, le plan de la bataille à la main. Ils combattirent à un contre deux, face à quinze régiments de ligne commandés par le duc de Cumberland, second fils de George II, une brute qui y gagna ce jour-là son surnom de « Cumberland le Boucher ». Sur la lande plate et nue qui semblait exactement faite pour le tir en enfilade des canons anglais, la dernière charge désespérée des clans se termina dans un bain de sang. A midi, le son d’une cornemuse qui s’obstinait encore expira. La bataille était perdue. A peine une heure avait suffi. Les dragons du boucher se déshonorèrent, sabrant blessés et prisonniers. La répression fut terrible, incendies, massacres, déportations, exécutions. Tout sera proscrit, les clans, les tartans, le mode de vie, même la cornemuse. Le vieux monde des Highlanders avait vécu.
Poursuivi par des milliers de soldats qui fouillaient le moindre hameau et par toute une flottille qui le traquait d’île en île, Bonnie Prince Charlie en réchappa. Son errance dura cent cinquante-sept jours. Il ne se trouva personne pour le trahir. A South Uist, aux Hébrides extérieures, il fut à deux doigts d’être pris. Les habits-rouges quadrillaient l’île. On connaît sa fuite romanesque à bord d’un canot à misaine, déguisé en servante irlandaise d’une très jolie femme de Skye, l’immortelle Flora MacDonald. D’innombrables poètes ont chanté l’histoire. Au petit cimetière de Kilmuir, où Flora est enterrée, sa tombe est constamment fleurie, et pour ma part, je n’y ai pas manqué. Sa statue en pied domine Inverness, et tous les écoliers écossais connaissent ces vers de Thomas Boulton :  « Speed, bonnie boat, like a bird on the wing... »
Le prince passa sa dernière nuit « chez lui » au Nam Uamh, là où il avait débarqué, dans une grotte au bord de l’eau, où il fallait se glisser en rampant et où j’ai rampé à mon tour pour mener à son terme mon pèlerinage. Le lendemain, il rembarquait à quelques centaines de mètres de là, sur un côtre venu de Morlaix. Un cairn a été élevé, avec une plaque et une date: « 20 SEPT 1746 ». J’y ai vu une petite croix de bois qui avait été déposée récemment. Deux mots y étaient inscrits : « THE CLANSMEN ».
Et l’on porte toujours des toasts, dans les réunions jacobites, au « roi au-delà de la mer »...

JEAN RASPAIL
 

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Jean Raspail, devant le mausolée de pierre élevé à la mémoire des clans écossais, à Culloden, près d'Iverness