Mon
grand œuvre, à l’âge de onze ans, fut de dresser à moi tout seul le
tableau généalogique des tois et reines de France. Avec la fibre
royaliste qui ne m’a plus quitté depuis, j’y ai acquis la passion et
le bon usage des dictionnaires historiques. Il y en avait un rayonnage
entier dans la biblio de mon père et je m’y jetais avec délectation
dès que mes devoirs du soir étaient terminés, souvent bâclés. Mon
système ? Partir de nos derniers rois et remonter, les Bourbons, les
Valois, les Capétiens directs : je suis encore capable d’en réciter la
liste à l’endroit et à l’envers sans en omettre un. C’est ainsi que,
parvenu aux origines de ma quête, je découvris Henri Ier qui est,
comme chacun le sait, le fils de Robert II le Pieux et le petit-fils
d’Hugnes Capet, et régna au tournant de l’an mil (1031-1060).
Mais c’est la reine Anne, son épouse,
qui ce jour-là emporta mon émotion de petit garçon chevauchant aux
vents de l’histoire. Elle était princesse russe de sang varègue, et le
dictionnaire me donna la clé «Varègue», en slave, veut dire «Viking».
Elle était blonde, elle avait les yeux bleus. Ses ancêtres, à bord de
leurs drakkars, étaient descendus de la Baltique par la Volga et le
Dniepr jusqu’à Kiev où ils établirent leur empire. Ce fut le
ravissement de mes onze ans : les rois de France avaient du sang
viking ! C’est sans doute pour cette raison, qui après tout en vaut
une autre, que le petit garçon leur engagea sa foi. C’est ce qui vient
du Nord qui est vivifiant...
Après soixante et quelques années, me
voilà renouant avec Arme de Kiev, la reine oubliée, que sa biographe
Jacqueline Dauxois a ressuscitée avec une ferveur communicative.
L’entreprise était difficile, Les sources sont rares, sa signature sur
une donation, quelques documents à la BN, la description d’un portrait
perdu... De son mari, le roi Henri Ier, le médiéviste Jan Dhondt dira
« qu’il reste un fantôme pour l’historien».
La méthode de Jacqueline Dauxois
ressemble à un ingénieux jeu de miroirs, Elle a capté tout ce qu’elle
a pu repérer qui s’apparentât de près ou de loin à la reine Anne pour
donner vie à cet autre fantôme par des ricochets d’images, des
éclairages arrivant de biais, jusqu’à l’envelopper d’une chaude
lumière à reflets kaléidoscopiques, Il fallait aussi trouver le ton.
J’ai bien aimé le choix de Jacqueline Dauxois : cent trente-huit
petits chapitres, comme les chants d’un poème épique, avec des titres
évocateurs qui forment une sorte d’itinéraire magique.
Toutes les vies de reines sont des
romans, mais la vie d’Anne de Kiev les surpasse tous. Son grand-père
Vladimir adorait Odin et offrait des sacrifices humains à tous les
dieux du panthéon scandinave. Converti au christianisme byzantin, il
fit de Kiev, la ville aux quatre cents églises, la rivale de
Constantinople. Kiev était une ville mythique. Au-delà s’étendait
l’Asie mystérieuse. Des milliers de lieues séparaient Kiev de Paris,
des mois et des mois de route à travers dangers et périls. Rayonnaient
sur cette immensité, colportées par la rumeur, la beauté, la sagesse,
la piété de la princesse Anne, dont le roi de France Henri Ier, un
jour, eut ouï dire. Il dépêcha en ambassade l’évêque Roger de Châlons,
misérable petite ambassade à l’aune du malheureux royaume franc ravagé
par les guerres et les famines. Quatre fois – deux allers et retours !
— l’évêque Roger fit le voyage. Il eut finalement gain de cause et
ramena en France la princesse Anne qui emportait avec elle, dans
d’innombrables chariots, tous les trésors des confins d’Orient. Le
récit de cet épisode est un des points forts du livre. Anne épousa le
roi de France à Reims, où elle fut aussi couronnée, le 19 mai 1051.
Pour ce qu’on en sait, le règne d’Henri
Ier ne fut pas gai. C’était un roi malchanceux. Anne fut son unique
rayon de soleil. Elle lui survécut de longues années. Le lieu de sa
mort demeure une énigme — peut-être en Russie ? — mais c’est à Senlis,
où elle fonda un monastère, que son souvenir est encore perceptible
sous les voûtes de l’abbatiale Saint-Vincent. Ce beau livre refermé,
puis-je conseiller au lecteur une visite à la basilique de
Saint-Benoît-sur-Loire : c’est là que repose son fils, le roi de
France Philippe Ier, les mains jointes sur la poignée de son épée. Il
était autant Viking que Français.
Jean Raspail
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