Sagonnik, village algonquin.

A considérer les cheminement intérieurs de la vie,
c'est là que je suis né, à l'âge de vingt-trois ans et neuf mois,
par un matin glacial de printemps de l'année 1949.

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- I -

PRÉ-HISTOIRE(S)
«A LA LISIÈRE DU RÊVE ET DU RÉEL»

Bien qu'il soit né à Chemillé-sur-Dême (Indre-et-loire), le 5 juillet 1925, Jean RASPAIL affirme volontiers, à l'occasion : «Ma famille est languedocienne. Département de l'Hérault » ( La Hache des Steppes.)

 De son enfance et de son adolescence, si l'on sait peu de choses - sinon qu'il est le fils de d'Octave Raspail, Président des grands moulins de Corbeil, Directeur général des mines de la Sarre et de Maguerite Chaix, qu'il fréquenta le collège Saint-Jean-de-Passy et l'Institution Sainte-Marie-de-Monceau, à Paris, qu'il fut l'élève de Marcel Jouhandeau et poursuivit ses études à l'École des Roches de Verneuil-sur-Avre - on peut du moins en reconstruire vaguement les contours, selon ce qu'en dit Jean Raspail au début de Pêcheurs de Lune : « [Au printemps 1949], je ne laissais derrière moi, à Paris, que le manuscrit d'un roman de quatre cents pages refusé par toutes les maison d'édition et qui portait un titre ridicule, et une jeune fille que je croyais aimer. [...] A mon retour en France, un an plus tard, j'avais tant idéalisé la jeune fille que, naturellement, je m'en séparai. Elle n'était plus un être de chair. Quant au manuscrit du roman, abandonné chez des amis, oublié, jusqu'à son titre, mais retrouvé par hasard quarante-quatre ans plus tard, je viens de le lire. Ah, ce n'était pas le missing ring que j'espérais ! Un vide autobiographique consternant. A présent, je comprends pourquoi j'avais tout plaqué et tourné le dos à moi-même. Je n'étais pas encore né et je crois que la jeune fille le savait...»

Louis Jolliet et le père Marquette descendant le Mississippi

La première "Équipe Marquette" au grand complet

Il semblerait, par conséquent, que pour le jeune homme d'un peu plus de vingt ans, le voyage ait fait office d'école de la vie, - avec pour guide JACQUES MARQUETTE, le jésuite-explorateur du XVIIe siècle, et pour compagnons Philippe Andrieu, Jacques Boucharlat et Yves Korbendau. 

De ce premier voyage «quelque part entre les villes de Saint-Louis et de Memphis», «sur les chemins d'eau qui relient Québec au Mississipi par le Saint-Laurent, l'Ottawa, la Mattawa, le lac Huron, le lac Michigan, le Visconsin», Jean Raspail dira plus tard, dans Terre de feu-Alaska: «Partis vers une belle aventure de jeunesse, nous en découvrions peu à peu la signification profonde. Bien plus qu'une vie simplement séduisante nous avions trouvé un idéal.»

Bref, le désir d'évasion s'était petit à petit transformé en un goût du défi chez les quatre amis. «Toujours en pagayant, nous nous grisions des joies d'un conquistador qui jongle avec la mappemonde, cherchant ce que personne n'avait encore réalisé pour le porter à l'actif des Français.»

Pourtant, de ce premier voyage, Jean Raspail rapportera aussi autre chose, peut-être comme une petite goutte de La Mer des Histoires*... 

«Les Grands Lacs américains sont des mers. La Manche y tiendrait plusieurs fois. Au large passent des cargos de dix mille tonnes. L'eau grise déferle, les jours de tempête, en lames courtes et meurtrières. Nous longions prudemment le rivage, abrités par des îles désertes qui formaient des chenaux sûrs. D'après mes relèvements à terre, nous venions de franchir une frontière invisible matérialisée par un pointillé sur la carte : Algonquin Indian Reserve. Ce territoire englobait quelques îles peuplées de mouettes et de ratons laveurs, une dizaine de kilomètres de rivage sans le moindre signe de vie perceptible à travers mes jumelles, et l'embouchure d'une modeste rivière, Eagle River, qui s'enfonçait dans la forêt jusqu'à un unique village signalé par un pictogramme solitaire, un petit wigwam - vocable précisément algonquin - accompagné d'un nom : Sagonnik. Je me souviens de mon émotion, comme si j'entrais dans une église et que j'y retrouvais la foi.»

Sagonnik - borne frontière marquant un rite de passage. Aller au-delà..., et c'est en somme passer de l'autre côté du miroir. Or, précisément, comme il le rapporte dans Pêcheurs de Lune, des quatre compagnons, Jean Raspail fut le seul à être allé au-delà, après avoir découvert un village désert, apparemment abandonné... «Un sentier s'enfonçait dans la forêt. Je priai mes compagnons de m'attendre. La trace en était si peu visible, que, par moments, j'hésitais sur la direction à prendre. Je restai là peut-être une heure, seul, à fouiller du regard le sous-bois et à appeler en silence. Je savais que je venais de découvrir une porte dérobée qui ouvrait sur certains chemins de la vie. Puis je fis demi-tour et rejoignis les autres qui ne me posèrent pas de questions.»

Et bien sûr, on songe ici au Village Oublié de Theodor Kröger, monument magnifique,  cher au cœur de Jean Raspail -

«J'ai lu ce livre quatre ou cinq fois, la première à l'âge de quinze ans, dans un état de surexcitation totale... et [...] de lecture en lecture se précisait l'essentiel. L'essentiel pour moi, s'entend. [...] Ce qui m'avait emporté à quinze ans et que je redécouvre intacte, c'est cette volonté étincelante de s'en aller plus loin, toujours plus loin, d'effacer ses propres trace de telle sorte que nul ne vous rattrape ou ne vous retrouve, d'oublier, de se faire oublier, d'immobiliser le cours inexorable du temps, d'être à soi-seul une unique lumière dans la nuit, dans le chaos de l'humanité, jusqu'à ce que d'autres se rallument, espérance ou désespoir, qui le sait?» (Le Village oublié, Phébus, Paris, 1997, p. 13)

Aller plus loin, toujours plus loin... Sans doute, mais ce «plus loin»-là ne saurait se situer géographiquement. C'est un plus loin qui, aux temps bénis où des terres se prêtaient encore à être découvertes, se signalaient sur les cartes par la mention Terra Incognita. Un «plus loin» dans lequel seule probablement l'imagination peut s'aventurer... La dernière phrase - sublime - du Village oublié en dit long à ce propos :

«Silencieusement il me ramena en ramant vers l'amont du fleuve; avec une indifférence nuancée de dédain, il acquiesça au règlement de son compte, puis il reprit sa route qui conduisait n'importe où... vers l'inconnu... Je fis comme lui...»

Car il ne faut pas se laisser ici leurrer par les apparences : si le jeune homme de 25 ans qui s'est aventuré seul au-delà de Sagonnik est finalement revenu sur ses pas, en silence, pour rejoindre ses compagnons d'aventure qui ne lui ont posé aucune question, un autre Jean Raspail que ce jeune homme-là est demeuré sur le sentier, entre le village abandonné et l'au-delà inconnu où les derniers habitants du village se sont peut-être (ou peut-être pas) cachés, en attendant que les intrus s'en aillent... De tels instants d'immobilité solitaire, entre deux, «à la lisière du rêve et du réel», on en trouve d'autres exemples chez Jean Raspail, comme lorsqu'il partira en quête des derniers Taïnos, en Haïti et que, en désespoir de cause, il roule en voiture jusqu'au pied de la montagne au cœur de laquelle d'aucuns ont prétendu avoir entraperçu l'improbable...

«Très vite, ce qu'il restait de piste disparut complètement. Accroché à mon volant, je roulais dans le lit d'un ruisseau qui commençait à grossier, au milieu d'une clairière à la végétation basse hachée par la pluie. Voilà des années, sans doute, que personne n'était plus venu là. Chaque mètre que je gagnais m'éloignait du monde des hommes, mais sans que je sache où les inconnus de la montagne plaçaient leur frontière invisible et jusqu'où, de leur côté, ils avaient osé s'aventurer vers ce monde que je quittais. Tout ce que je souhaitais, encore une fois, c'était éprouver en moi-même la sensation de croiser leurs pas aux portes de l'imaginaire. S'ils existaient, ils ignoraient tout de nous, et nous, nous ne saurions jamais rien d'eux. C'est le confluent de ces deux ignorances que je voulais atteindre, sans avoir aucune chance de le voir se matérialiser. Peut-être l'air que je respirais allait-il prendre une autre saveur? Ou bien allais-je me sentir subitement oppressé, comme un enfant qui s'avance, la nuit, dans un jardin vide et s'enfuit parce qu'il s'y croit observé?

Toujours dans le lit du ruisseau, avec de l'eau jusqu'à mi-roue, je pénétrai sous la forêt qui montait en pente douce vers le flanc d'un petit morne. Une centaine de mètre plus loin, le ruisseau prenait sa source et je dus abandonner ma jeep et poursuivre à pied, enjambant les troncs d'arbres pourris de cette jungle alpine. Je marchai environ une demi-heure jusqu'au sommet du petit morne et là, à travers un rideau de verdure d'où tombaient d'épaisses gouttes de pluie, j'entrevis à nouveau, au loin, les sombres pentes du massifs de la Selle. [...] Je restai là quelque temps à rêver, les yeux fixés sur la muraille de pluie. C'est ainsi que les mythes demeurent, plus nécessaires à l'homme que le pain.» (La Hache des Steppes, Robert Laffont, Paris, 1974, p.91)

Repris dans  Pêcheur de Lune, l'épisode y trouvera une conclusion un tout petit peu plus étoffée - et ô combien significative :

«Je restai là un long moment, transi, ruisselant, les yeux fixés sur la muraille de pluie. Il me vint l'étrange idée d'y dresser une tente et d'attendre, parce qu'il m'était bon d'être ici, en compagnie de l'invisible, comme Simon Pierre, au mont Thabor, le soir de la Transfiguration.» (Pêcheur de Lune, Robert Laffont, Paris, 1990, p.76)

Et le «mot de la fin» du récit - si la moindre équivoque pouvait encore subsister -, Jean Raspail le fera prononcer par un prêtre, dans Septentrion, où le même récit apparaît une fois encore, raconté par Kandall devant le parterre des quelques trente-cinq «survivants» de l'invasion grise...

«"Il y eut un long silence. Je crois que les enfants avaient imaginé une autre fin. Il fallait à celle-là le temps de faire son chemin. Puis Pierrot demanda:

- Mais alors? monsieur, vous n'avez pas vu les Viens-Viens?

- Mais si, il les a vus! dit Irène. Décidément tu ne comprends rien!

- Vous avez raison tous les deux, mais je ne vous en dirai pas plus. Mon histoire est finie. A vous de faire votre choix."

J'étais assis à côté du Père Serge. Je l'entendis marmonner tout bas dans mon oreille : "Viens-Viens, je ne sais pas. Mais il a vu Dieu, cet homme-là!"» (Septentrion, chap. 31, p.216)

 

  * Haroun et la Mer des Histoires : un roman féerique,  absolument superbe, de Salman Rushdie.

De son premier grand voyage, sur les traces de Jacques Marquette, Jean Raspail ne rapportera pourtant aucun écrit - «J'avais décidé, pour ma part, dans un solennel renoncement de dépit, de ne plus écrire une ligne. C'est mon compagnon de canot, Philippe Andrieu qui tenait le journal de bord.»

Ce sera ce même Philippe Andrieux qui co-signera le premier ouvrage paru de Jean Raspail, trois ans plus tard, Terre de feu-Alaska.

- II -

VOYAGEUR-ÉCRIVAIN

 

Plaquette du film tourné lors de l'expédition par Guy Morance

1950 - à peine de retour des États-Unis, Jean Raspail et Philippe Andrieu mettent donc sur pied leur grand équipée qui doit les conduire de la Terre de feu jusqu'en Alaska.

«Le mariage et le service militaire nous avaient successivement enlevé nos deux anciens du canoë, passés dans la réserve Marquette. Il fallut un cinéaste. Guy Morance sacrifia ses occupation de chef opérateur pour se joindre à nous. [...] L'homme indispensable de toute l'expédition automobile, le mécanicien, nous arriva du pays des Lapons. Marc Valette, Lyonnais de bonne souche, se révéla capable de démonter et de remonter un moteur sans oublier un seul boulon...» (Terre de feu-Alaska, Julliard, Paris, 1952, p. 10) - Quatre amis auxquels se joindront  Guy Demarchelier (intendant de l'expédition et traducteur d'espagnol) et Daniel Guian, le trésorier et aide-mécanicien.

Comme il le notera dès le début de son récit, cette nouvelle aventure, après le voyage aux États-Unis, «concrétisation des rêves de l'adolescence», constituait pour Jean Raspail et son équipe un « projet d'hommes». Il ne s'agissait plus seulement d'un voyage de découverte et d'initiation, mais d'une expédition, au sens propre du terme, avec tout ce que cela impliquait en termes d'équipement, d'organisation et de financement.

Le défi était de taille, les difficultés énormes et l'organisation éminemment complexe, surtout à l'époque. En outre, les distances qu'il s'agissait de franchir étaient considérables - plus de 40.000 kms. 

Par conséquent, le voyage releva cette fois bien davantage de l'exploit mécanico-sportif que de l'évasion; et pour Jean Raspail, ce fut aussi, en quelque sorte, un voyage de repérage. Sachant quelle sera par la suite sa fascination pour la Patagonie, on pourrait s'attendre à ce que la première étape de l'expédition, en Terre de feu, ait été pour Jean Raspail le lieu d'une sorte d'épiphanie. Pas du tout. A l'époque, il ne sait rien du "Roi de Patagonie" et pas grand chose des Alakalufs, qu'il ne fera qu'entrapercevoir trois ans plus tard, lors, de son voyage en Pays Incas, «l'espace d'une heure, sous la neige, dans le vent», tandis qu'il franchit en bateau le détroit de Magellan. Nouveau clin d'œil du destin, en somme, après la découverte inopinée de Sagonnik - puisque cette rencontre,  Jean Raspail nous dira qu'il ne l'a jamais oublié, dès la première page de Qui se souvient des hommes..., avant de souligner combien elle l'avait hanté depuis lors.

 Mais précisément... La terre qui retiendra le plus son attention, en cette année 1951, la terre vers laquelle il s'acheminera de nouveau, trois ans plus tard, se situe plus au nord, aux confins de la Bolivie et du Pérou, aux abords du lac Titicaca, à 4000 mètres d'altitude, au cœur du défunt empire Incas.

Rien, pourtant, ne le laisse supposer, dans Terre de feu-Alaska - cette sorte de journal de voyage dans lequel Jean Raspail relate fidèlement les multiples aventures, rencontres, découvertes et émerveillements vécus par l'équipe tout au long de son expédition, comme s'il s'était d'abord agi, pour le jeune homme qui, après plusieurs années, se réessaie ainsi à l'écriture, de se discipliner et d'apprendre à maîtriser l'art du récit. Du récit qui transporte ailleurs le lecteur, et qui amène un peu du vaste monde dans une France non encore envahie par la télévision et qui, à l'époque, est un peu frileusement repliée sur elle-même.

Il est vrai que le voyage de Terre de feu jusqu'en Alaska ne se prêtait guère aux longs arrêts que nécessite la découverte de ce qui est derrière les apparences et dont seules quelques vagues traces subsistent encore, ici ou là, à la surface du présent.

Si Jean Raspail situe sa véritable date de naissance en 1949, on peut donc estimer que l'écrivain est né en lui avec la rédaction de ce second livre : Terres et peuples Incas. Car on y trouve tout ce qui, développé, retravaillé, affiné, sera désormais la substance même de la «manière Raspail» d'aborder êtres et choses - notamment par le biais de l'évocation des Urus du lac Titicaca -,au cours des multiples voyages qui ponctueront dès lors son existence et desquels il rapportera à chaque fois un livre ou deux... ou trois!

Au Japon, d'abord, en 1957-58; au Liban, en Jordanie et en Israël, en 1959; en Afrique ensuite; puis aux Antilles, un peu, beaucoup, passionnément...; à Hong-Kong au début des années 60; aux États-Unis, une nouvelle fois, pour y retrouver les Indiens... Et puis, naturellement, en France, du Nord au Sud, d'Est en Ouest.

Et la France qu'il retrouve, de retour de voyage, lui semble s'enfoncer, à chaque fois un peu plus, dans cet esprit unidimensionnel qui, tout entier tourné vers son propre nombril, n'a de cesse, semble-t-il, de s'auto-avilir pour mieux se renier lui-même.

Or, si Jean Raspail a rapporté quelque chose de ses voyages, au-delà de ses découvertes d'ordre pour ainsi dire ethnologique et des récits qu'il en a tirés, c'est à la fois une grande distance par rapport au présent et une certitude.

La certitude qu'une certaine France, en ces années 60-70, est en train de connaître une mutation radicale; non pas seulement une mutation d'ordre sociale ou économique; mais une mutation d'ordre culturel. Un autre monde y est en train de déraciner progressivement une France qui se voit ainsi privée de tout ce qui, en elle, clamait jusqu'ici haut et fort sa différence, son histoire, son esprit, son attitude autant que ses saveurs propres, sa fierté... sa beauté.

Et cette France, pourrie de l'intérieur, est mûre en somme, aux yeux de Jean Raspail, pour le coup de boutoir final qui, à l'image de l'Empire Incas ou du Royaume des Caraïbes, la fera sombrer dans le néant... ou, pour ceux qui savent encore se souvenir..., dans un passé quasi mythique.

- III -

ÉCRIVAIN-VOYAGEUR

Sans doute l'écrivain lui-même, comme cela se produit généralement lorsque la rédaction d'un livre s'impose à la façon d'une nécessité quasi vitale, sans doute, donc, Jean Raspail n'avait-il pas idée, tandis qu'il entamait l'écriture du Camp des Saints, de ce que le livre signifierait au fond, pour lui.

Sans doute l'impulsion originelle est-elle née d'un mouvement de colère comparable à celui qui a donné son titre à l'ouvrage consacré aux Antilles - Secouons le cocotier! Sans doute, à considérer cette sorte de dictature du «politiquement correct» qui était alors en train de se mettre en place par le biais de ses plus prolixes portes-paroles, Jean Raspail avait-il en tête de tirer un coup de semonce retentissant. 

Transposant alors dans un avenir proche ce qu'il avait pu observer du passé, au cours de ses voyages, il a substitué la France aux royaumes des Caraïbes ou à l'Empire Incas ; tandis qu'au Tiers-monde affamé était dévolu le rôle de conquistadors.

Sans doute aussi, après la parution de ses très sérieux récits de voyage, Jean Raspail éprouvait-il le désir, quatorze ans après la parution de son très humoristique premier roman - Le Vent des Pins -, de s'imposer tout aussi sérieusement dans le domaine de la fiction, où il ne s'était illustré depuis lors que par la parution des Veuves de Santiago.

 

Et ce qui devait arriver se produisit fatalement. Le Camp des Saints fut reçu par beaucoup sur le mode du malentendu, considéré par les uns comme une provocation extrêmement de droite, voire carrément raciste; par les autres, comme un manifeste prophétique les justifiant dans leur action extrêmement de droite... Rares furent ceux qui s'avisèrent qu'il s'agissait peut-être, en premier lieu, d'aborder le roman dans la perspective  des ouvrages qui l'avaient précédé et qu'en définitive Jean Raspail reprenait ici le sentier au-delà de Sagonnik, mais pour cette fois s'enfoncer toujours plus loin, toujours plus profondément dans la forêt, sans plus songer revenir sur ses pas. Ce qui formera d'ailleurs, et au sens littéral du terme, cette fois, la trame romanesque de Septentrion.

Car au-delà d'ici et maintenant, au-delà du présent donné, à la «lisière du rêve et du réel», passé et avenir constituent d'une certaine façon une seule et même virtualité. Ainsi, qui peut dire si les passagers du train de Septentrion s'acheminent vers l'avenir ou vers le passé ? Au-delà d'une certaine frontière, le temps n'a plus cours; montres et calendriers peuvent être jetés par-dessus bord.

Bien sûr, Le Camp des Saints est une critique sociale et culturelle; bien sûr, Jean Raspail y reprend le discours «officiel » de l'époque, pour en dénoncer toutes les lâchetés, les hypocrisies, les haines et les rancœurs dissimulées, parfois le grotesque; bien sûr, s'y trouvent posées des questions fondamentales sur notre propre devenir, sur la viabilité d'une civilisation économiquement prospère mais moralement, spirituellement et culturellement déstructurée;  pourtant, si l'on aborde le livre sous un tout autre angle, il s'agit aussi et surtout, pour l'écrivain, d'un acte de libération quasi jubilatoire. 

En vouant à l'Apocalypse un monde qui semble que n'attendre que ça, Jean Raspail s'en est libéré, claquant la porte derrière lui, pour s'ouvrir toute grande la voie vers son propre monde. Ainsi est-il véritablement entré en littérature, passant du statut de voyageur-écrivain à celui d'écrivain voyageant et explorant, de livre en livre, son propre univers, comme le Jeu du Roi viendra le signifier, trois ans plus tard, et comme Septentrion le confirmera de manière magistrale peu après.

Ce faisant, Jean Raspail a construit petit à petit une oeuvre profondément originale, empreinte d'une haute mélancolie - «Petite musique triste qui habite chacun d'entre nous mais trouve rarement un terrain digne d'elle » (Septentrion, p.284) -, mais pas dépourvue d'humour,  qui, bien davantage que beaucoup d'autres, porte témoignage de façon tout à la fois poétique et allégorique d'une certaine vision du XXème siècle. En des temps où l'amnésie fait des ravages, Jean Raspail est le chroniqueur des lisières de la mémoire et de l'oubli, défiant l'absence par la noblesse de l'attitude et des sentiments. Car il ne s'agit pas d'avoir encore des illusions, mais de se tenir, droit et fier, comme si l'on en avait encore, pour manifester respect et attachement à ce qui n'est plus. 

Ce qui définit, en dernier ressort, le tragique.

© Philippe Hemsen

 

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