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JEAN RASPAIL & JACQUES PERRET

JEAN RASPAIL & JEAN GIONO
     Jean Raspail & Dino Buzzati

BIBLIOGRAPHIE de DINO BUZZATI

Bien que Jean Raspail répugne parfois à l'admettre, lorsqu'on lui pose la question, il est indéniable que l'œuvre de Dino Buzzati a exercé une influence considérable sur lui, comme il a fini du reste par l'admettre sans ambages dans son entretien avec Christian Anthier (in Textes divers et entretiens), ou comme en témoigne Le Roi au-delà de la mer, lorsqu'il écrit : «Quand on représente une cause (presque) perdue, il faut sonner de la trompette, sauter sur son cheval et tenter la dernière sortie, faute de quoi l'on meurt de vieillesse triste au fond de la forteresse oubliée que personne n'assiège plus parce que la vie s'en est allée ailleurs...».

 

A CINQ HEURES de Dino Buzzati (texte intégral)

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EXTRAIT DES YEUX D'IRÈNE

Du reste, n'est-il pas noté par ailleurs, dans le roman : «Au balcon de l'unique étage, une longue lunette à trépied permet d'observer tout le Minch et la mer qui s'étend sans fin vers le nord comme un désert des Tartares maritime.» (p.102) ? - Comme si aucune ambiguïté ne devait subsister quant à la filiation qui s'exprime ici, notamment par le biais de deux thèmes communs, à Dino Buzzati et à Jean Raspail : L'attitude et la mélancolie du regard portée sur le monde et sur la vie.

Mais au-delà, c'est sans doute plus profondément encore qu'il faut chercher le lien spirituel entre Jean Raspail et Dino Buzzati; un lien qu'a exprimé à sa façon un autre grand artiste du  XXème siècle, le peintre Giorgio De Chirico, lorsqu'il souligna un jour dans un entretien : «Chaque chose a deux aspects : l'un, tout à fait courant, est celui que nous voyons presque toujours et qu'en général les hommes discernent; l'autre, spectral ou métaphysique, ne peut être vu que par certains individus, dans des moments de clairvoyance....»

De là, un premier point d'ancrage, qui unit Raspail et Buzzati : le mythe - lequel, pour l'un comme pour l'autre, ne sert aucunement à nier le réel, mais constitue son expression la moins anecdotique, le plus dépouillée et, finalement, la plus juste, un peu comme chez les anciens Grecs, pour lesquels le mythe constituait une élucidation de l'énigme existentielle. «La fonction du mythe, écrivait Mircea Eliade, est de donner une signification au monde et à l'existence humaine. Grâce au mythe, le monde se laisse saisir en tant que cosmos parfaitement intelligible.» En d'autres termes, le mythe nous relie  aux sources même de la vie; et l'explorer, c'est s'acheminer vers ce qu'il y a de plus essentiel en nous, avec, peut-être, l'idée de nous retrouver... Mais il est vrai aussi qu'on peut tout aussi bien, au terme du cheminement, ne plus se reconnaître soi-même, se perdre et se dissoudre dans une éternité indicible... 

Bien sûr, Le Désert des Tartares est, de toutes les oeuvres de Dino Buzzati, celle à laquelle on pense le plus spontanément en lisant Jean Raspail; mais il en est d'autres, moins célèbres, qui trouvent un écho chez celui-ci. Ainsi, comment ne pas songer à l'avoué de Périgueux, Antoine de Tounens, en lisant ces lignes extraites de la nouvelle de Buzzati intitulée Le Bourgeois Ensorcelé - l'histoire d'un commerçant en céréales de quarante-quatre ans qui croit pouvoir se mêler innocemment, un jour, aux jeux de petits garçons déguisés en guerriers indiens et qui tout à coup se voit projeter dans un autre monde : «Il payait le dur enchantement, la rançon; il était allé trop loin pour pouvoir revenir; mais par ailleurs, quelle vengeance pour lui! [...] Il était enfin un homme véritable. Un héros, non plus de la vermine, non plus mêlé aux autres, mais bien plus haut. Et seul, sa tête pendait sur sa poitrine comme il convenait à la mort, et ses lèvres glacées continuaient à sourire un peu, pour signifier le mépris : "Je t'ai vaincu misérable monde, tu n'as pas su me retenir."» (in Les Sept Messager, Robert Laffont)

Et comment ne pas songer aux Sept Cavaliers..., à la lecture d'un de ces superbes petits textes, A cinq heures, qui composent En ce Moment Précis ? (Voir le texte intégral)

De même, comment ne pas percevoir un écho de la nouvelle de Buzzati, Les Sept Messagers, dans les Sept Cavaliers... de Raspail ?... «Depuis que je suis parti explorer le royaume de mon père, je m'éloigne chaque jour davantage de la ville et les nouvelles qui me parviennent se font de plus en plus rares...» - Un écho en forme de réponse, il est vrai.

Il faudrait également évoquer ici les similitudes dans le traitement de l'enfance chez Buzzati et chez Raspail - chez l'un comme chez l'autre, principalement dans L'île Bleue, l'enfance n'étant nullement le temps du jeu, si par jouer il faut entendre "faire semblant". Chez Buzzati, tout autant que chez Raspail, les jeux d'enfants sont au contraire éminemment sérieux ; les enfants s'y investissant avec une intensité sans retenue, s'y impliquant corps et âme, comme si la vie en dépendait - et elle en dépend en effet -, que l'on songe à Bertrand Carré... Car ce qu'effleure l'enfant, dans ses jeux qui sont aussi refus de toutes compromissions, il le rend vrai en y ajoutant foi - ce qui, sans doute, nous fait le plus défaut, aujourd'hui, à nous autre adultes... 

Dans une telle perspective, la mort, la mort héroïque, chez Raspail, apparaît comme l'enfance revécue au présent par le héros, comme dans Le Bourgeois Ensorcelé de Buzzati.

Ainsi, à l'image du Bárnabo des montagnes ou du Drogo du Désert des Tartares, les héros de Septentrion de Jean Raspail comprennent petit à petit que ni les brigands, ni les Tartares, ni les Hommes en Gris (dont on peut déceler une sorte de prototype dans la nouvelle Le Frère Transformé de Buzzati) ne sont les véritables ennemis; ils découvrent tous, en définitive, que leur seul ennemi, il est en eux, il est eux; et le face à face, dans le miroir de la solitude sera le dernier combat des uns et des autres. «"Je n'arrive pas à saisir ce que l'enfance a laissé en chacun d'entre nous, ni même si elle a laissé quelque chose. Et pourtant, elle ne cesse de nous faire avouer à nous-mêmes ce qu'à la vérité, nous sommes..." C'est probablement là qu'il faudrait chercher. Laideurs, lâcheté, promesses non tenues à soi-même, camouflages commodes, attitudes usurpées, j'avais dû souvent me conduire à l'opposé de mes fiertés et comme je n'avais pas voulu en changer pour me conserver une flatteuse image de moi-même, j'oubliais...» (L'île Bleue, p.11)

Dans cet ordre idée, on ne peut comprendre le Roi de Patagonie de Raspail, cet Antoine de Tounens si irritant par certains côtés, si pathétique par d'autres, on ne peut en saisir toute la grandeur d'âme et la tragique destinée, si l'on néglige le fait que, tant chez Raspail que chez Buzzati, la vie ne vaut en définitive ni par la réussite ni par l'échec; la valeur d'une vie se mesure à l'aune de l'inflexible fidélité à soi-même, c'est-à-dire aux promesses que nous nous sommes tous faites, étant enfants, et que, pour la plupart, nous passons notre vie à renier, les unes après les autres. Il faut néanmoins souligner ici que le rôle, non du "traître", mais de celui dont la foi fut insuffisante pour  accéder au statut de héros, chez Raspail, est généralement dévolu au témoin, autrement dit: à l'écrivain lui-même, comme dans Septentrion et, de façon plus marquée encore, dans L'île bleue dont le narrateur se livre à des réflexions désabusées, proches de celles d'un des personnages de Buzzati, dans Le K. (in Petites Histoires du soir), à propos des grands prédestinés :

«...Ils sont nés, ils ont grandi, et rapidement ils sont partis. Quelques saisons leur ont suffi pour conquérir la gloire immortelle. Et moi, qu'est-ce que j'ai fait de ma vie? [...] Comparé à l'un d'eux, j'ai déjà eu le privilège de vingt ans supplémentaires, comparé aux autres, de dix, de quinze.Et je reste là à me tourner les pouces, je regarde autour de moi, j'attends, comme si le beau côté de la vie était encore à venir et qu'il n'y eût aucune urgence. Arrivé à ce point j'éprouve une sensation de précipice sous mes pieds, le remords du temps gâché, le vertige du vide et de la vanité.»

On pourrait multiplier ainsi les exemples qui tendraient à souligner combien les deux écrivains sont proches l'un de l'autre; mais leurs différences seraient peut-être plus significatives encore; la principale pouvant sans doute se résumer à l'ultime refus qu'exprime obstinément Jean Raspail là où Dino Buzzati manifesterait plus couramment, dans ses oeuvres, une sorte d'acceptation finale empreinte de résignation. L'extrait du Roi au-delà de la mer, qui figure en quatrième de couverture («Quand on représente une cause (presque) perdue, il faut sonner de la trompette, sauter sur son cheval et tenter la dernière sortie...») prend d'ailleurs une résonance singulière, si l'on songe à la fin du Désert des Tartares. Car si Buzzati est l'écrivain des occasions manquées, de la fugacité du temps qui passe, du merveilleux qui est là et qu'on ne sait plus voir, de la solitude et du reniement de soi, Jean Raspail est quant à lui l'écrivain de l'affirmation envers et contre tout, de la fidélité à une idée, à un passé, à une mémoire, à un état d'âme; une fidélité qui constitue le dernier refuge de l'honneur. Et peu importe que le ridicule guette ses héros, tandis qu'ils affirment cette fidélité; le ridicule est dans le regard que les autres portent sur eux, il n'est pas dans leur geste, lorsqu'on sait d'où ce geste tire sa légitimité. Le héros de Raspail serait en somme un lieutenant Drogo qui, avant que la vieillesse ne le terrasse, sauterait à cheval et partirait combattre les Tartares que son imagination lui ferait voir, sans qu'il en soit dupe, jusqu'à ce que le désert efface sa trace, à l'horizon... Et il y aurait de la beauté dans ce geste insensé, mais qui aurait subitement donner tout son sens à toutes les années passées à attendre l'invasion, dans le fort Bastiani. Sans doute, le résultat final, mais, comme le note Michel Suffran dans sa très belle étude sur Dino Buzzati : «Et si, pour chaque être, toute fin représentait le juste dû, l'exacte mesure de son attente ou de sa confiance, de son exigence ou de son sacrifice? La mort est peut-être ce que nous la faisons, ce que nous la voulons, ce que nous l'avons vécue. Elle est peut-être le seul visage du "temps retrouvé", notre plus fidèle miroir, une mémoire plus ancienne, plus profonde que notre oublieuse et mortelle mémoire...» (in Dino Buzzati - Qui êtes-vous?, La Manufacture, Paris, 1988, p.205) 

 

Philippe Hemsen

 

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