Dino Buzzati - A
cinq heures (texte
intégral)
Extrait de EN CE MOMENT PRÉCIS, Robert Laffont, 10/18, Paris, 1965 |
Un
Peu avant l'aube, mettons à 5 heures, quand tout repose - triomphe de la
nuit ! - et que les dernières traces du jour précédent se sont
fondues dans le sommeil mais que l'attente du jour nouveau, semblable à
une jeune couleuvre, ne s'est pas encore levée ; quand même les fenêtres
les plus obstinées s'éteignent et que même la goutte noire qui s'égrène
tombe dans la caverne sombre du débarras sous l'escalier et qu'il n'y a
plus un regard qui prête attention à la lune devenue par conséquent pâle
et immensément solitaire tandis qu'elle descend vers le groupe menaçant
des cheminées là-bas, vers l'occident ; quand les hommes les plus
endurcis cèdent sous le poids de la vie et que la terre, en tournant, les
entraîne, légères choses immobiles, dans les précipices mystérieux de
l'univers; quand il n'y a plus personne pour tenir haut le drapeau et que
l'étoffe pend, inerte, fatiguée, de haut en bas, projetant comme une
ombre de cyprès, et que le silence descend des montagnes lointaines ;
alors, même l'archevêque émacié dort les mains disjointes, pelotonné
dans son lit de fer comme un enfant, il dort aussi le portier du «
tabarin » veillé par son frac amer suspendu à un clou, ils dorment
aussi le linotypiste du journal, le pompiste, le médecin, la prostituée
terrassée par le sommeil avec encore sur les lèvres le goût des baisers
étrangers, l'infirmière, le boulanger, le voleur, la sentinelle (elle
aussi, cela n'a été qu'un bref instant, car elle s'est secouée épouvantée),
même les chiens, les chouettes épuisées par leurs raids dans la brume
des petits chemins, ils dorment aussi (en rêvant de vitesse et d'amour)
l'homme rongé par le cancer et le pompier de service, avec son uniforme
et tout, et l'étudiante amoureuse qui mordille son oreiller en murmurant
de tendres mots dénués de sens; c'est alors, précisément, que tu
devais venir, tu l'avais promis, tu te souviens ? «
Je m'arrêterai sous ta fenêtre », disais-tu, « et je t'appellerai,
discrètement, juste pour que tu m'entendes mais non ceux qui dorment et
pour lesquels je ne suis pas venue. » Quand ? Quand ? demandions-nous. Et
toi : « A l'heure où la ville entière repose, un peu avant l'aube,
alors que tous sont abandonnés aux songes vains ou impurs, étendus, les
paupières closes, mais toi non, parce que tu m'attendras, n'est-ce pas ?
» Tu
étais l'amour, l'occasion, la fanfare guerrière, la sirène de départ
du paquebot, la gloire. Tu portais ces noms peut-être... Et dociles nous
t'attendîmes, volant à la nuit ses moments les plus personnels - oh !
ne niez pas, vous qui faites signe que non, vous aussi, en cachette de vos
frères, de vos parents et de votre femme - les mains crispées à la
barre d'appui de la fenêtre pendant des mois et des années consécutives,
toujours à l'heure dite, vous aviez les yeux fixés à l'extrémité de
la rue déserte, qu'il vente, qu'il pleuve ou qu’il gèle, que ce soit
l'été ou l'hiver, pour voir si elle venait selon sa promesse. Et à
cause de ces veilles nous étions pâles, peut-être, avec les traits tirés
et les commissures des lèvres tombantes, et pourtant vivants, ô combien
vivants! Il y a des années et des années de cela. On n'a même pas eu le temps d'en faire le compte. Jusqu'à ce que sa promesse devînt vague et lointaine en s'estompant, comme une fable. Et nos mains se détachèrent de l'appui de la fenêtre et nous nous moquâmes de nous-mêmes. |
Jean Raspail - Les Yeux d'Irène (Extrait) |
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Vers
deux heures du matin, une nuit, alors que l'enfer dormait autour d'elle,
elle entendit distinctement, par sa fenêtre ouverte, le trot d'une
troupe à cheval. La scène à composer n'allait pas toute seule. L'émotion de la jeune
fille... Il était difficile de faire vrai. Elle se levait et se
penchait à sa fenêtre. La nuit était noire. Des réverbères massacrés
par les voyous de banlieue, un seul avait été épargné qui diffusait
une lueur pâle. D'abord la jeune fille ne distinguait rien, mais elle
se rendait compte, à l'oreille, que les cavaliers invisibles s'éloignaient.
Au pied de sa fenêtre qui était séparée de la rue déserte par dix
étages lépreux, il lui sembla qu'un cavalier solitaire et attardé
marquait le pas. Elle entendit aussi une voix juste et claire qui
fredonnait doucement une chanson dont l'air lui était inconnu et qui ne
ressemblait à rien de ce qu'on chante aujourd'hui. Une silhouette se
dessina dans l'ombre, à la façon de ces images magiques que l'on
offrait autrefois aux enfants et qui n'apparaissaient peu à peu que
lorsqu'on les plongeait dans l'eau. Il s'agissait bien d'un cavalier. Il
était vêtu d'un long manteau noir ouvert sur une tunique bleu ciel et
dont les plis s'étalaient comme un drapé sur la croupe de son cheval
blanc. Le visage du cavalier se précisa le dernier et ne fut visible
qu'un instant. C'était celui d'un jeune homme aux longs cheveux blonds,
à la mine grave. Son regard, découvrant la jeune fille, s'éclaira
d'un sourire triste. La jeune fille ouvrit la bouche pour parler mais le
jeune homme fit un geste, posant simplement sa main gantée sur ses lèvres,
puis sur son cœur. Il y eut ensuite un bruit de voix. L'un des autres
cavaliers semblait avoir rebroussé chemin. Le jeune homme disparut dans
la nuit comme il était venu, et Aude, de sa fenêtre, l’âme désespérée,
n’entendit plus que le pas d’un cheval qui s’éloignait, d’abord
lent, comme à regret, puis au trot, enfin au galop jusqu’à ce
qu’il se perdît sans retour. On
retrouvait le jeune cavalier immobile sur son cheval, scrutant une
plaine déserte à s’en piquer les yeux de larmes à force de guetter
on ne savait qui dans le vent glacé. -
Pourquoi tardez-vous ? Nous vous attendons, disait dans son dos une
voix sévère, celle du premier des cavaliers. -
J’ai dû rêver, pardonnez-moi. Il m’a semblé là-bas qu’une
jeune fille m’appelait. - Là-bas
il n’y a rien ni personne, regardez-vous-même. Il n’y a pas un être
vivant à des lieues à la ronde et depuis des années. -
Vous devez avoir raison, répondait à regret le jeune homme, mais
n’est-ce pas un peu triste ? -
Qu’entendez-vous par là ? - Les
souvenirs me poursuivent. -
Voilà un mot qui ne signifie rien. Un temps de galop l’effacera.
Pressons-nous. Nos compagnons nous attendent. Qui sait s’ils ne nous
ont pas déjà oubliés… C’était ainsi qu’en toute conscience et pleine possession de mes facultés, comme on le précise dans un testament, j’avais envisagé l’amour, l’avenir, la vie, la rencontre des autres, l’espoir, le destin. |
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Était-il possible que
nous eussions attendu pendant tant de temps comme des petits enfants ?
Cela s'était passé ainsi. Derrière nous béait l'obscurité de la pièce,
avec ses meubles, nos livres, les papiers, le lit, le silence des choses;
sans impatience ils avaient attendu leur tour, qui venait maintenant. Le
bruit des persiennes que nous fermâmes se propagea dans la cité
engourdie. Nous
voici donc, regardez-nous, nous ne sommes plus ceux d'avant, non vraiment.
Le développement de la personnalité, comme ils disent, ça oui, nous
l'avons obtenu. Nous sommes grands et gros, des hommes faits, conscients.
Et depuis un bout de temps nous avons cessé d'attendre qu'elle vienne,
debout devant la fenêtre, à l'heure la plus morte qui soit. Un peu avant
l'aube, quand tout repose, mettons à 5 heures, nous aussi nous dormons, déçus. Nous
dormons, les paupières soudées, et la maison autour de nous fait toutes
sortes de petits craquements rassurants, d'autres au-dessus et au-dessous
de nous font la même chose, appesantis par le sommeil, gros corps qui
palpitent dans tant de chambres obscures. Et c'est alors qu'elle arrive.
Après une longue route elle est venue jusqu'à nous, fidèle à sa
promesse, son pas résonne entre les maisons, et dans les petites cours à
puits il s'amplifie sourdement. Elle est venue. C'est bien elle, amour ou
occasion, fanfare guerrière, sirène de départ, ou gloire, conformément
à nos songes anciens. Mais
nous dormons. Nous sommes déjà vieux pour ces aventures, durcis par la
rouille, nous n'y croyons plus, les nuages ont cessé de nous fasciner. La
tête enfoncée dans notre oreiller, nous émettons des sifflements rythmés.
Elle, de la rue, appelle. Notre nom avec ses voyelles et ses consonnes en
ordre sort de ses lèvres, frappe les impostes fermées. Un autre peut-être,
réveillé par erreur, saute de son lit, ouvre les doubles-rideaux,
regarde, secoue la tête. Nous pas, le sommeil est lourd à cause de notre
fatigue extrême. N'est-il
pas tard ? Avec appréhension elle regarde vers l'est et en fait, oui, une
faible lueur se lève à l'horizon, sur laquelle le profil des maisons
devient géométrique et violet. C'est l'aube. Le silence se retire,
fuyant avec la rapidité du vent, dans les montagnes d'où il était
descendu. Dans quelque sombre poulailler un coq chante. Alors elle lève
un bras en faisant un signe. A pas rapides elle s'éloigne. Une
oppression insolite nous réveille. Nous regardons l'heure. Et le souvenir
nous revient. Serait-elle vraiment venue pour de bon ? Vite, ouvrir fenêtres
et volets, regarder en bas, un pressentiment fait battre notre cœur. Nous
regardons. Il n'y a pas âme qui vive. Quelle stupidité! Comment
pouvons-nous encore, à notre âge, penser à des choses pareilles ? (Non,
elle n'est pas loin, si nous nous penchions nous l'apercevrions encore,
nous pourrions la rejoindre en courant, même pieds nus, en pyjama,
qu'importe ?) Mais nous refermons, nous avons encore sommeil, avec un
frisson nous nous glissons à nouveau dans le lit chaud. A l'heure où la
cité dort, un peu avant l'aube, nous avait-elle dit. Elle a tenu sa
promesse. Elle est venue, elle ne nous a pas trouvés en train de
l'attendre. Nous dormions, elle ne reviendra plus. Et maintenant le soleil se lève. Il touche de lueurs roses le sommeil des ciments armés qui, pour un instant, secouent leur misère, presque triomphants (mais désormais Elle est loin, au-delà de l'octroi, tout au bout de l'allée des mûriers dénudés). Maintenant les verrières des terrasses vont s'incendier, là-haut, tandis que les rues se mettent à gronder peu à peu avec une plainte métallique. Un jour nouveau mais Elle ne viendra plus - la vie ! |
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