RETOUR A LA PAGE BIBLIOGRAPHIE RETOUR A LA PAGE D'ACCUEIL TEXTES DIVERS & ENTRETIENS PARCOURS DE JEAN RASPAIL

EXTRAIT 3 : Jemmy Button
ou l'histoire d'un
«pauvre diable qui avait été cueilli au néolithique
pour aller passer trois ans en Angleterre,
trois ans effacé en quinze jours...»

 

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Le moment est venu de raconter l’édifiante et exemplaire histoire de Jemmy Button.
     Jemmy Button était un Indien Yaghan.
   Les Yaghans, ou Yamanas, cousins un peu moins rustiques des Alakalufs, étaient eux aussi des « Indiens de canot ». Ils nomadisaient depuis des siècles à l’extrême-sud de la Terre de Feu, sur les rivages du canal Beagle qui, comme le détroit de Magellan, relie l’Atlantique au Pacifique, mais plus au sud, et sur les îles tout à fait désolées qui environnent le cap Horn : Picton, Lennox, Nueva, Navarino, Wollaston, Hermite, Hoste... Leur éloignement de la route des navires les protégea un peu plus long temps, mais ils ne perdirent rien pour attendre. […]
   En 1829, lors de la première expédition hydrographique de la corvette Beagle, son commandant, le capitaine Fitz Roy, pourtant un excellent homme, s’empara de quelques Yaghans dans le but de s’en servir comme otages pour récupérer une baleinière que les sauvages lui avaient volée, et aussi avec l’idée de leur enseigner un peu d’anglais et de les utiliser ensuite comme guides et comme interprètes. C’est ainsi qu’apparut à bord un quatuor d’Indiens sales et tout nus. D’abord une fillette d’environ huit ans, qu’on appela Fuegia Basket, Panier fuégien, parce qu’elle en avait un à la main, celui où elle mettait les moules quand elle plongeait pour les pêcher; ensuite un garçon de vingt ans qu’on baptisa Boat Memory, en souvenir du bateau volé, puis York Minster, un costaud, à qui l’on donna le nom d’un cap qui se trouvait en face; et enfin Jemmy Button, un jeune garçon de quatorze ans, qu’on nomma Button, ou Bouton, à cause du grand bouton de nacre contre lequel il fut le plus simplement du monde échangé à ses parents.
   A bord on les débarbouille. On les habille en marins. Ils font la joie du capitaine Fitz Roy, qui l’a raconté en détail […] Nos quatre jeunes Yaghans s’acclimatent vite. Jamais ils ne chercheront à fuir. Fuegia Basket devient la mascotte du Beagle. Les trois garçons se baladent librement, donnent un coup de main à l’équipage et s’initient de bon coeur à la manoeuvre. Vint le moment de retourner en Angleterre. Que faire de ces quatre sauvages? On s’était éloigné de leurs côtes natales. Plus question de les débarquer, de courir le risque de les abandonner ou de les livrer à des tribus hostiles. Il ne restait qu’une solution : le capitaine Fitz Roy, toujours brave homme, décida de les ramener avec lui, convaincu, ainsi qu’il l’écrivit, «que les bienfaits inhérents à l’adoption de nos habitudes et de notre langue compenseront pour eux le fait d’être temporairement séparés de leur pays... ». Pendant la longue traversée, ils apprennent donc les bonnes manières, et l’anglais. Ils y font de grand progrès.
   […]Les voilà donc en Angleterre. Cela commence mal : Boat Memory meurt de la variole, mais on vaccine dare-dare les trois autres. La suite n’est pas triste ! On leur apprend les principes chrétiens, ainsi que différents travaux manuels qu’on juge utiles à leur retour, comme la menuiserie, la forge, le labourage, les semis de légumes, et pour Fuegia Basket, naturellement, la couture, la pâtisserie la dentelle et le point de croix. Le roi d’Angleterre Guillaume IV et la reine Adélaïde se les font présenter à la cour de Saint-James. La reine offrit à Fuegia Basket son propre bonnet de fine batiste, tandis que le roi lui passait une de ses bagues à l’annulaire, accompagnée d’une somme d’argent pour « subvenir à son trousseau ». Ils deviennent la coqueluche de la bonne société. On les comble de cadeaux en prévision de leur retour, des livres, des malles de vêtements, des provisions, salées, sucrées, des outils de jardin, des pelles à tarte, des pendules, des douzaines de fourchettes et de cuillères, des gravures de chasse avec des cavaliers en veste rouge, et quatre services de table en faïence, complets! Lorsque trois ans plus tard, en 1832, ils remonteront à bord du Beagle en partance pour la Terre de Feu, l’embarquement de leurs bagages de milliardaires nécessitera le va-et-vient de plusieurs canots en rade de Plymouth.
   A bord se trouve aussi un jeune homme plein de promesses, fort intelligent, savant, observateur, ambitieux et sournois. Il s’appelle Charles Darwin, naturaliste. On doit mettre au crédit de Jemmy Button qu’il détesta Darwin aussitôt et saisira toutes les occasions de le lui témoigner, ce qui sans doute entraîna les jugements sévères de Darwin et peut-être influa sur toute son oeuvre, les petites causes, on le sait, entraînant de grands effets... Il y avait encore un autre passager que le Beagle avait embarqué à Plymouth. Il se nomme Richard Mathews. C’est un pasteur protestant fraîchement promu, un homme bon, sincère et naïf, qui refuse avec horreur de suivre Darwin dans ses raisonnements. Les trois Yaghans sont ses «frères en Christ », il ne se lasse pas de le leur répéter. Pendant toute la traversée, il n’a cessé de les entretenir, principalement Jemmy Button, qui lui paraît intelligent, rempli d’intentions louables, et auquel il lit de longs passages de la Bible que l’autre affecte d’écouter sagement avec toutes les apparences du ravissement. Le pasteur Mathews est aux anges. La voie s’annonce limpide, toute tracée. Fuegia Basket, York Minster, et surtout Jemmy Button font partie du plan de Dieu, mis en oeuvre par la London Patagonian Missionary Society, tout nouvellement fondée pour l’évangélisation véritablement évangélique et pure des Indiens, que menacent dangereusement, au nord de la Terre de Feu, les premières missions catholiques et papistes que le Vatican vient d’envoyer. Tel est le but fixé au pasteur Mathews et à ses trois auxiliaires providentiels convertir et civiliser les Yaghans.

Ancienne gravure de la Mission Waluia
Situation de Wulaia, sur la côte ouest de l’île Navarino Ce qu'il reste aujourd'hui de la mission

 

   La mission s’appelle Wulaia, sur la côte ouest de l’île Navarino, au bord du canal Murray qui la sépare de l’île Hoste. L’endroit n’est pas mal choisi, une prairie ouverte dans un bois touffu, face à un excellent mouillage. Les marins du Beagle y construisent trois maisons, genre cottage, une pour le pasteur, une pour Jemmy Button confirmé dans son rôle de second, et la troisième pour Fuegia Basket et York Minster, qui avaient quelque peu anticipé à bord, et que le révérend a pris soin de marier chrétiennement, avec Darwin, plutôt narquois, et le capitaine Fitz Roy comme témoins. Et puis tout le monde laboure la terre. On plante un potager complet avec des semences apportées d’Angleterre, même un jardin d’agrément pour le pasteur. Ces extravagantes activités attirent des centaines de Yaghans qui accourent de toutes parts en canot et viennent s’asseoir sur leurs talons pour profiter du spectacle. Impossible de les déloger de là. Il faut creuser un petit fossé à la pelle pour délimiter une sorte de frontière qu’ils ont l’interdiction de franchir. En redingote et chapeau, Jemmy Button fait l’important. Il trouve ses frères sauvages tout à fait disgusting. Quand on lui demande d’intervenir, il les apostrophe avec mépris, et commente ensuite en anglais : « Sauvages très bêtes, très sales, imbéciles ! Eux pas comprendre.»  Puis il s’étrangle de fureur et tape du pied. Fuegia Basket, quant à elle, minaude. Elle se croit encore à la cour d’Angleterre et déploie au-dessus de sa tête une ombrelle. Aux malheureux qui la regardent stupidement, elle s’adresse exclusivement en anglais, ajoutant pour s’excuser : « Moi oublier parlé yaghan. » Le résultat se révèle catastrophique. Entre les sauvages gentlemen et les sauvages sauvages, le courant ne passe pas du tout. Darwin jubile et prend des notes. Mais la mission est installée et le capitaine Fitz Roy reprend la mer, laissant le révérend Mathews et ses trois Yaghans civilisés avec des provisions pour un an, un petit troupeau de moutons et un poulailler.
  
L’expérience durera quinze jours….

 

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