Le moment est venu de raconter l’édifiante et exemplaire
histoire de Jemmy Button.
Jemmy Button était un Indien Yaghan.
Les Yaghans, ou Yamanas, cousins un peu moins rustiques des
Alakalufs, étaient eux aussi des « Indiens de canot ». Ils nomadisaient depuis
des siècles à l’extrême-sud de la Terre de Feu, sur les rivages du canal Beagle
qui, comme le détroit de Magellan, relie l’Atlantique au Pacifique, mais plus au
sud, et sur les îles tout à fait désolées qui environnent le cap Horn : Picton,
Lennox, Nueva, Navarino, Wollaston, Hermite, Hoste... Leur éloignement de la
route des navires les protégea un peu plus long temps, mais ils ne perdirent
rien pour attendre. […]
En 1829, lors de la première expédition hydrographique de la
corvette Beagle, son commandant, le capitaine Fitz Roy, pourtant un excellent
homme, s’empara de quelques Yaghans dans le but de s’en servir comme otages pour
récupérer une baleinière que les sauvages lui avaient volée, et aussi avec
l’idée de leur enseigner un peu d’anglais et de les utiliser ensuite comme
guides et comme interprètes. C’est ainsi qu’apparut à bord un quatuor d’Indiens
sales et tout nus. D’abord une fillette d’environ huit ans, qu’on appela Fuegia
Basket, Panier fuégien, parce qu’elle en avait un à la main, celui où elle
mettait les moules quand elle plongeait pour les pêcher; ensuite un garçon de
vingt ans qu’on baptisa Boat Memory, en souvenir du bateau volé, puis York
Minster, un costaud, à qui l’on donna le nom d’un cap qui se trouvait en face;
et enfin Jemmy Button, un jeune garçon de quatorze ans, qu’on nomma Button, ou
Bouton, à cause du grand bouton de nacre contre lequel il fut le plus simplement
du monde échangé à ses parents.
A bord on les débarbouille. On les habille en marins. Ils font la
joie du capitaine Fitz Roy, qui l’a raconté en détail […] Nos quatre jeunes
Yaghans s’acclimatent vite. Jamais ils ne chercheront à fuir. Fuegia Basket
devient la mascotte du Beagle. Les trois garçons se baladent librement, donnent
un coup de main à l’équipage et s’initient de bon coeur à la manoeuvre. Vint le
moment de retourner en Angleterre. Que faire de ces quatre sauvages? On s’était
éloigné de leurs côtes natales. Plus question de les débarquer, de courir le
risque de les abandonner ou de les livrer à des tribus hostiles. Il ne restait
qu’une solution : le capitaine Fitz Roy, toujours brave homme, décida de les
ramener avec lui, convaincu, ainsi qu’il l’écrivit, «que les bienfaits inhérents
à l’adoption de nos habitudes et de notre langue compenseront pour eux le fait
d’être temporairement séparés de leur pays... ». Pendant la longue traversée,
ils apprennent donc les bonnes manières, et l’anglais. Ils y font de grand
progrès.
[…]Les voilà donc en Angleterre. Cela commence mal : Boat Memory
meurt de la variole, mais on vaccine dare-dare les trois autres. La suite n’est
pas triste ! On leur apprend les principes chrétiens, ainsi que différents
travaux manuels qu’on juge utiles à leur retour, comme la menuiserie, la forge,
le labourage, les semis de légumes, et pour Fuegia Basket, naturellement, la
couture, la pâtisserie la dentelle et le point de croix. Le roi d’Angleterre
Guillaume IV et la reine Adélaïde se les font présenter à la cour de
Saint-James. La reine offrit à Fuegia Basket son propre bonnet de fine batiste,
tandis que le roi lui passait une de ses bagues à l’annulaire, accompagnée d’une
somme d’argent pour « subvenir à son trousseau ». Ils deviennent la coqueluche
de la bonne société. On les comble de cadeaux en prévision de leur retour, des
livres, des malles de vêtements, des provisions, salées, sucrées, des outils de
jardin, des pelles à tarte, des pendules, des douzaines de fourchettes et de
cuillères, des gravures de chasse avec des cavaliers en veste rouge, et quatre
services de table en faïence, complets! Lorsque trois ans plus tard, en 1832,
ils remonteront à bord du Beagle en partance pour la Terre de Feu,
l’embarquement de leurs bagages de milliardaires nécessitera le va-et-vient de
plusieurs canots en rade de Plymouth.
A bord se trouve aussi un jeune homme plein de promesses, fort
intelligent, savant, observateur, ambitieux et sournois. Il s’appelle Charles
Darwin, naturaliste. On doit mettre au crédit de Jemmy Button qu’il détesta
Darwin aussitôt et saisira toutes les occasions de le lui témoigner, ce qui sans
doute entraîna les jugements sévères de Darwin et peut-être influa sur toute son
oeuvre, les petites causes, on le sait, entraînant de grands effets... Il y
avait encore un autre passager que le Beagle avait embarqué à Plymouth. Il se
nomme Richard Mathews. C’est un pasteur protestant fraîchement promu, un homme
bon, sincère et naïf, qui refuse avec horreur de suivre Darwin dans ses
raisonnements. Les trois Yaghans sont ses «frères en Christ », il ne se lasse
pas de le leur répéter. Pendant toute la traversée, il n’a cessé de les
entretenir, principalement Jemmy Button, qui lui paraît intelligent, rempli
d’intentions louables, et auquel il lit de longs passages de la Bible que
l’autre affecte d’écouter sagement avec toutes les apparences du ravissement. Le
pasteur Mathews est aux anges. La voie s’annonce limpide, toute tracée. Fuegia
Basket, York Minster, et surtout Jemmy Button font partie du plan de Dieu, mis
en oeuvre par la London Patagonian Missionary Society, tout nouvellement fondée
pour l’évangélisation véritablement évangélique et pure des Indiens, que
menacent dangereusement, au nord de la Terre de Feu, les premières missions
catholiques et papistes que le Vatican vient d’envoyer. Tel est le but fixé au
pasteur Mathews et à ses trois auxiliaires providentiels convertir et civiliser
les Yaghans. |
La mission s’appelle Wulaia, sur la côte
ouest de l’île Navarino, au bord du canal Murray qui la sépare de l’île Hoste.
L’endroit n’est pas mal choisi, une prairie ouverte dans un bois touffu, face à
un excellent mouillage. Les marins du Beagle y construisent trois maisons, genre
cottage, une pour le pasteur, une pour Jemmy Button confirmé dans son rôle de
second, et la troisième pour Fuegia Basket et York Minster, qui avaient quelque
peu anticipé à bord, et que le révérend a pris soin de marier chrétiennement,
avec Darwin, plutôt narquois, et le capitaine Fitz Roy comme témoins. Et puis
tout le monde laboure la terre. On plante un potager complet avec des semences
apportées d’Angleterre, même un jardin d’agrément pour le pasteur. Ces
extravagantes activités attirent des centaines de Yaghans qui accourent de
toutes parts en canot et viennent s’asseoir sur leurs talons pour profiter du
spectacle. Impossible de les déloger de là. Il faut creuser un petit fossé à la
pelle pour délimiter une sorte de frontière qu’ils ont l’interdiction de
franchir. En redingote et chapeau, Jemmy Button fait l’important. Il trouve ses
frères sauvages tout à fait disgusting. Quand on lui demande
d’intervenir, il les apostrophe avec mépris, et commente ensuite en anglais : «
Sauvages très bêtes, très sales, imbéciles ! Eux pas comprendre.»
Puis il s’étrangle de fureur et tape du pied. Fuegia Basket, quant à elle,
minaude. Elle se croit encore à la cour d’Angleterre et déploie au-dessus de sa
tête une ombrelle. Aux malheureux qui la regardent stupidement, elle s’adresse
exclusivement en anglais, ajoutant pour s’excuser : « Moi oublier parlé yaghan.
» Le résultat se révèle catastrophique. Entre les sauvages gentlemen et les
sauvages sauvages, le courant ne passe pas du tout. Darwin jubile et prend des
notes. Mais la mission est installée et le capitaine Fitz Roy reprend la mer,
laissant le révérend Mathews et ses trois Yaghans civilisés avec des provisions
pour un an, un petit troupeau de moutons et un poulailler.
L’expérience durera quinze jours….
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