Les Pikkendorff définissent et représentent une
certaine «attitude» (terme-clef)
dans l'oeuvre de Jean Raspail —
un peu comme la «Patagonie» y figure une
certaine disposition de l'âme. Si, dans Le Camp des Saints, il est
dit que «rien n'est plus fort qu'une attitude», dans Sept
cavaliers..., l'attitude se trouve définie comme la «colonne
vertébrale de l'âme» (p. 76), tandis que dans Les Yeux d'Irène, il
est précisé que «[l'attitude] peut tenir lieu de conviction, et que c'est
elle, le plus souvent, qui engage l'existence. » (p.51)
En ce sens, les Pikkendorff incarnent, chacun à sa
manière, hommes et femmes, un certain type de caractère dont l'essence, pour
ainsi dire, se trouve résumée dans la devise : Je suis mes propres pas.
—
Et il faut être ici attentif à l'ambiguïté sémantique du verbe. S'agit-il d'être
ou de
suivre ?
Esprits libres, pour lesquels fidélité et honneur constituent
un principe de vie, les Pikkendorff n'aiment rien tant, en effet, que
l'action —
et de préférence l'action purement gratuite, pour la seule Beauté du
geste — et de l'attitude précisément. Bien davantage que des
«porte-parole» —
au fond, ils parlent peu, à l'exception de Frédéric de Pikkendorff, le
co-narrateur de Hurrah Zara ! —,
chaque Pikkendorff semble être une image dont la seule apparition subjugue,
se tenant sans cesse au bord de l'abîme dont leurs yeux semblent être
remplis, sans que leurs pas ne s'écartent du gouffre - ou n'hésitent. C'est ainsi,
pas après pas, tandis qu'ils tracent leur propre route, que les Pikkendorff
traversent l'existence, eux dont Frédéric retracera l'épopée, suivant
ainsi ses propres pas familiaux, à rebours, les suivant même à la trace,
parfois par des chemins de traverse.
Car si l'on entend «être ses propres pas» dans la fameuse
devise, alors, celle-ci évoque une traversée. Traversée du temps,
traversée de l'espace, d'est en ouest («confins chiliens»), du nord au sud
(«confins septentrionaux»), mais aussi traversée d'une bonne part des romans
de Jean Raspail... Et que la Grande Ancêtre, Zara, remontât aux temps obscurs
des barbares —
image saisissante par laquelle s'ouvre Hurrah Zara !
— ce n'est
évidemment pas un hasard. C'est tout notre monde occidental, toute notre
civilisation que traverse de part en part la dynastie des Pikkendorff.
Traversée du temps, donc... Ils sont de toutes les guerres ou presque, de
tous les bouleversements qui ébranlèrent les assises d'un monde auquel ils
ne se rattachent toutefois que par choix librement consenti.
De vrais anarchistes, en effet, ces Pikkendorff !
— ni dieux
ni maîtres ne les choisissent ; ce sont eux qui se les choisissent —;
mais des anarchistes amoureux d'un ordre supérieur dont le monde n'offre
qu'un reflet fort imparfait, parce qu'il s'y mêle toujours quelque compromis
douteux, quelque infamie inavouable, quelque trahison... Toutes choses
auxquelles un Pikkendorff ne saurait adhérer. Alors, d'un geste, d'une
attitude, il rectifie sa tenue —
et celle d'un monde toujours un peu disposé à se laisser aller... Lui, il
suit ses propres pas. Que ceux-ci le conduisent à sa propre mort, rien de
plus commun ; du moins sa mort sera-t-elle librement consentie, elle aussi,
dans une belle attitude...
Giono déclara à propos de son grand héros, Angelo, que
lorsqu'il en avait eu l'inspiration, il s'était représenté un épis de blé
doré sur un cheval noir. Une image digne d'un Pikkendorff, assurément. Une
image tout en colonne vertébrale. Et sans doute y a-t-il un peu de cela chez
Jean Raspail : les Pikkendorff ont en charge, dans ses oeuvres, d'y sauver
le sens de l'action épique, au sein d'un monde voué aux préoccupations les
plus prosaïques, aux soucis de soi les plus mesquins dans le cercle étriqué d'un
quotidien gris (voir les "hommes gris" de Septentrion), dépourvu de toute grandeur. Les fantômes des sept cavaliers
du roman éponyme traversant la banlieue grise d'une ville quelconque
d'aujourd'hui en offrent une image particulièrement saisissante.
L'évasion
n'est pas dans la quête d'un passé révolu; elle est dans la quête du souvenir,
sauvé in extremis de l'ensevelissement, - elle est dans la quête de
la mémoire vivante donc, incarnée, revisitée, sans cesse, et dont la
présence réelle guide les pas. En ce sens, la mémoire n'est ni
réceptacle voué à enrichir le musée des choses passées, ni urne funéraire ;
elle est le principe actif d'une action dont la légitimité plonge ses
racines dans sa propre histoire qui, ainsi, ne cesse de renaître et de
revivre. Tels sont les Pikkendorff.
Philippe Hemsen
|